L'Eglise et le monde (par Métropolite Antoine de Souroge)

l'Eglise et le monde du Métropolite Antoine de Souroge :

Je voudrais vous dire d'abord combien de joie j'éprouve à me trouver parmi vous. J'ai peu l'occasion de venir en Belgique, mes contacts sont très neufs encore et l'impression que j'ai eue est très profonde. Le mot serbe qui signifie "rencontre" signifie aussi "joie" et je crois que c'est empreint de cette joie de la rencontre que je me trouve au milieu de vous.


Il y a aussi un dicton russe qui nous indique que l'on se rencontre un jour, mais qu’après s'être rencontré, on ne se quitte jamais. S'être rencontre est un événement définitif. Chacun de ceux qui font partie d'une rencontre porte l'empreinte de tous ceux qu'il a vus et entendus. Dans ce sens, devant Dieu, nous sommes tous porteurs d'une même responsabilité parce que nous nous trouvons face à face les uns des autres. Il y a là une solidarité qui est une joie et une responsabilité à la fois.


Le thème qui m'a été proposé: l'Eglise et le monde, est un thème qui m'est devenu familiers au cours des 52 années écoulées, c'est le thème le plus brûlant et aussi le plus dangereux, non seulement pour notre époque en général, mais surtout peut-être pour la destinée de nos Eglises orthodoxes derrières le rideau de fer. Le monde, tel que nous le connaissons en Occident, est le milieu naturel dans lequel nous naissons, dans lequel nous nous développons, c'est ce qui nous entoure. Il est rare que ce monde extérieur nous soit hostile au point de nous haïr et qu'il’ nous devienne dangereux. Le monde, tel qu'il apparaît au chrétien derrière le rideau de fer, est un monde dangereux, un monde d'athéisme agressif et militant. Le problème du monde et de l'Eglise atteint à une profondeur très grande, non seulement la conscience théologique et la conscience personnelle des chrétiens de l'Europe orientale, mais aussi leur expérience de la vie, leur expérience de chaque instant, parce que le monde est là aux aguets, il a en vue de détruire et il ne suffit pas simplement de se protéger, de se retrancher, de trouver sécurité n'est pas l'attitude chrétienne face au monde, ni l'attitude de Dieu, ni celle du Christ ; elle n'est donc celle ni du chrétien individuel ni de l'Eglise dans son ensemble. Et c'est sur ce monde et sa relation à l'Eglise que je veux vous dire quelques mots.


L'Eglise se trouve dans le monde de deux façons différentes. D’une part, nous tous sommes à la fois des membres de l'Eglise du Christ, dans le sens le plus large, mais aussi dans un sens très profond, et membre de la communauté humaine totale qui englobe la notion de "monde". Si nous utilisons ce terme de "monde" dans le sens des écrits ascétiques, le monde ne nous est pas extérieur, il nous est intérieur: chaque fois que le péché, l'athéisme dans le sens strict du mot, l’absence de Dieu, se manifeste en nous, nous nous révélons comme le monde pécheurs dans le sens athée de ce terme. Et nous n'avons pas besoin de chercher loin pour trouver le monde: il est dans notre cœur, dans l'incertitude de notre fidélité à Dieu; il est dans notre intelligence, dans son obscurcissement, il est dans notre volonté, dans ses hésitations et ses vacillations ; il est dans notre corps par toutes les passions qui nous lient au visible et qui nous attirent à la terre, distincte des cieux. Il y a donc pour chaque membre de 1'Eglise dans son ensemble un problème du monde qui lui est intérieur : c'est l'aspect de l'Eglise que St. Ephraïm de Syrie, au 6e siècle, caractérisait en disant: "L'Eglise n'est pas l'assemblée des justes, mais la masse des pécheurs repentant». Cette masse ne devient l'Eglise que dans la mesure où elle se repent, mais elle est liée au monde de façon tragique, de là mauvaise façon, si l'on peut dire, dans la mesure où nous sommes pécheurs malgré notre repentance. Il y a donc là un problème précis et direct auquel nous devons faire face: la lutte ascétique, la lutte intérieure qui doit nous dégager de tous les esclavages et faire de nous, sur terre, des citoyens du Royaume de Dieu. Cela, nous le sommes par vocation, nous devons le devenir en toute réalité. Cette réalité est pénible, elle est dure pour nous, elle est exigeante. Cette réalité et cette exigence ne pourraient pas être amenées à une perfection quelconque sans la grâce de Dieu: ce n'est que par Lui que nous pouvons nous dégager et ce n'est qu'en Lui que nous pouvons nous dégager et ce n'est qu'en Lui que pouvons vivre, dès à présent, notre vocation, celle d'être sur terre la présence du siècle à venir.


Dans la mesure où nous sommes de la terre, et non pas seulement sur terre, ce qui est l'aspect pécheur de notre vie à l'intérieur de l'Eglise inclus dans les problèmes qui sont aussi ceux des autres, nous nous trouvons en face d'un monde, le monde moderne, qui nous pose des problèmes et qui a ses exigences, qui veut des réponses et qui a droit à des réponses. Ce monde moderne où nous vivons est un monde où les jeunes comme les vieux sont dépaysés ; c’est un monde qui a échappé à l'emprise de l'homme, qui est devenu, en un sens, trop grand pour lui. Il a grandi trop vite alors que notre conscience n'a pas grandi avec la même rapidité. Le monde où nous vivons n'est plus celui que nous connaissions entre les deux guerres ou avant la première guerre mondiale : celui-là, malgré toutes ses difficultés, était à la mesure de l'homme, Sur le plan de la vision totale, il était encore centré sur la terre, nos problèmes étaient terrestres, humains; même lorsque notre vision dépassait la terre celle-ci restait encore le centre de nos problèmes humains. D'autre part, sur la terre des hommes où nous vivons, les distances, la lenteur du mouvement, les difficultés de contact ne tendaient pas, de la façon dont ils le font maintenant, toutes nos énergies et ne nous mettaient pas face à face avec la responsabilité totale qui est notre maintenant. Aujourd'hui, nous savons trop ce qui se passe partout et nous sommes solidaires et responsables. Autrefois cela passait à côté de nous et, quel que fut notre responsabilité en profondeur, elle n'avait pas: cette extension et nous ne nous trouvions pas en jugement devant le monde tout entier dans la mesure où nous sommes indignes de notre condition humaine comme de notre condition divine.


Par ailleurs, le monde est devenu vaste, d'une étendue qui nous échappe; nous avons découvert non seulement ce qui entoure la terre, nous avons saisi quelque chose des dimensions cosmiques et d'une certaine infinité. Et de ce point de vue, nous nous trouvons en face de la nécessité absolue de repenser notre situation dans le créé. Une théologie du cosmos, une théologie du créé total, qui n'est plus simplement centrée sur notre pauvre petite terre se fait jour, reparaît ou se développe selon les traditions et les écoles de pensées. Et ceci atteint non seulement notre vision humaine, mais aussi notre vision théologique parce que l'acte créateur enveloppe et englobe toute cette immensité, parce que l'incarnation du Verbe, orientée évidemment au salut de l'homme, ne laisse pas de côté toute cette immensité, ne serait-ce que parce que l'homme y pénètre et que l'homme y apporte quelque chose et en retire quelque chose.

Il y a donc là pour nous un double plan de responsabilité: d'une part, il y a une vision nouvelle des étendues infinies qui nous entourent, de la situation de l'homme dans le créé et de la situation du créé par rapport à Dieu et à l'homme ; là c'est de la théologie. D'autre part, il y a aussi une vision de la situation humaine dans toute sa complexité, avec ses exigences, et la responsabilité qu'elle implique pour les chrétiens au premier chef parce que le chrétien devrait savoir sa place et devrait pouvoir agir pour Dieu dans ce monde où nous sommes.


Voilà un premier aspect de la question. Je voudrais maintenant passer à un autre aspect (tout ce que Dieu a fait): le monde n'est pas seulement l'aspect ascétique de ce terme, le monde englobe tout ce que Dieu a fait; il y a à la base de notre relation au monde, parce que la Relation du chrétien ne peut être autre chose que la relation de Dieu lui-même. Si notre relation au monde est différente de celle de Dieu, c'est que nous trahissons notre vocation: ce que nous savons au premier chef, c'est que Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné son Fils unique pour son salut. Dieu aime et Il aime ce monde qui nous effraie, qui nous étonne, qui nous semble si souvent étranger, dont la compréhension nous échappe. Il l'aime et Il l'aime à un prix qui dépasse toute compréhension humaine. Voila un premier fait.

D'autre part, ce premier fait nous à une notion sur laquelle je voudrais insister : c'est celle de la solidarité de Dieu avec le monde. Dans l'acte créateur, il y a déjà une relation établie: le monde n'existe que parce qu'il est voulu de Dieu: Dieu l'appelle du néant à l'existence, le veut comme compagnon d’éternité; le monde, tout le visible l'invisible ne sont pas appelés à une existence éphémère, en vue de disparaître, il est appelé à une existence transitoire en vue de s'établir dans l’existence définitive, de s'établir en Dieu. Et ceci est particulièrement vrai pour l'homme.


Quand j'ai employé ce terme de "compagnon", j'ai voulu indiquer quelque chose de plus qu'une simple situation dans laquelle nous sommes dans la compagnie de quelqu'un : un compagnon est celui qui est admis à rompre le pain avec nous; rompre le pain cela veut dire être admis à la table de quelqu'un, être dans la situation d'une hospitalité qui offre et qui se donne, être rendu à l'égal de celui qui nous invite à sa table. En effet nous voyons dans l'Evangile que l'homme n'est pas appelé à être un esclave mais un ami de Dieu: "Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, Je vous appelle amis parce que Je vous ai tout dit." Voilà la situation essentielle: appelés à être les compagnons d'éternité du Dieu vivant. C'est pour cela, en vue de cela que nous sommes appelés du non-être à l'être. Nous ne sommes pas seulement posés statiquement face à face avec Dieu, nous sommes appelés dynamiquement, nous sommes lancés dans 1'existence du non-être vers les profondeurs de Dieu dans un mouvement et non pas dans une immobilité. Et ce mouvement est une relation avec Dieu. Nous sommes appelés, dans le mystère de la sagesse divine, à devenir les enfants de Dieu les enfants du Royaume, à participer à la nature divine, comme le dit St. Pierre dans son épître, à une vie commune avec le Dieu vivant et, sur le plan de la société humaine, à devenir l'image et la révélation de cette relation intérieure que nous appelons: Dieu Un dans la Sainte Trinité. Dès l'abord donc, entre le créé et le Créateur, il y a cette relation d'amour où Dieu se donne et nous appelle à Le recevoir.


La liberté qui nous est offerte est aussi inscrite dans ce mystère d'amour. Le mot "liberté" est un mot du vocabulaire latin qui détermine, qui définit la situation de l'enfant né libre dans la maison de l'homme libre; les enfants de cet homme libre reçoivent une éducation dont le but est de faire d'eux des enfants de la liberté, des enfants qui n'accepteront, qui ne connaîtront jamais le joug ou la mentalité d'esclavage. Ce n'est qu'en devenant libres en Dieu que nous pouvons devenir nous-mêmes dans le sens plein du mot. Etre soi-même, c'est le sens étymologique du mot russe que nous employons pour "liberté". De même le terme qui signifie "liberté" en anglais, freedom, vient d'un mot anglais qui veux dire "aimer" my free, en anglais ancien, veut dire : mon bien-aimé. Par conséquent, notre situation de liberté par rapport à Dieu est encore une relation et un rapport. Et si nous nous tournons vers l'envers de la liberté telle que nous l'apercevons par moments, telle que nous définissons l'obéissance, là encore nous trouvons une relation, mais non pas celle de l'esclavage: la liberté se manifeste dans 1' obéissance, dans la situation du disciple qui sait écouter en vue d'entendre de Dieu-même ce qu'il ne sait pas entendre du tréfonds de sa propre nature, de découvrir par Dieu ce qu'est cette nature et sa vraie vocation. Car seul Dieu peut nous révéler ce que nous sommes car Il est le seul à le connaître. Souvenez-vous de ce passage de l'Ecriture où il nous est dit que les enfants du Royaume recevront une pierre blanche avec un nom inscrit, un nom que seul Dieu connaît et celui à qui le nom et la pierre sont donnés: mystère de la personne non pareille et unique que Dieu seul peut révéler à chacun de nous.


Ainsi vous voyez que tout est relation dans cette situation du créé par rapport à nous et que tout est relation d'amour qui nous lie de solidarité parce que Dieu, qui nous a créés une fois pour toutes, ne nous rejette pas dans l'inexistence et donc lie, si l'on peut employer une expression de ce genre, notre destinée à sa destinée; d'une certaine façon il acquiert une destinée du fait de cette solidarité avec nous. En effet, dans la chute de l'homme, Dieu ne reste pas extérieur à cette situation. Nous voyons dans l'Ancien Testament Dieu qui appelle, Dieu qui invite, Dieu qui éveille de l'intérieur toutes les énergies vivantes de l'homme. Nous voyons aussi un acte de solidarité finale dans l'Incarnation du Seigneur: le Verbe de Dieu prend chair; le Verbe de Dieu entre dans la situation humaine pour ne plus jamais s'en séparer. C'est là le point ultime de cette solidarité qui lie Dieu à 1' homme. Cette solidarité ne lie pas Dieu aux saints de cette terre, elle ne lie pas Dieu à ceux qui Lui sont le plus proches; elle lie Dieu à ceux qui sont le plus éloignés de Lui: Il est venu sauver les pécheurs et non pas les justes qui ne croient pas avoir besoin de repentance; Il est venu pour porter le poids non pas de la destinée humaine, mais de la destinée de l'homme déchu de sa vocation; Il est venu parmi nous chargé de tout le poids et de toutes les conséquences de notre chute. Nous pensons souvent, lorsque nous parlons de cette solidarité du Christ, aux limitations qu'Il a subies: Il a eu faim, Il a eu froid, Il a eu soif, Il a été fatigué, Il a dû mourir. C'est vrai, mais cela n'est rien en comparaison du problème central, du problème absolu: Il a dû mourir.


La mort du Christ est quelque chose de profondément différent de la nôtre, c'est une mort unique, qui ne se peut répéter et qui ne peut être comparée à rien. S. Maxime le Confesseur, parlant de l'incarnation, nous dit: Le Seigneur assume notre nature humaine de deux façons différente: le Verbe s'incarne, il s'unit à notre nature humaine et, dans cette incarnation, la nature humaine devient immortelle. Mourir, c'est être séparé d'avec Dieu. Il ne peut pas y avoir de mort là où il y a une union inséparable entre le créé et 1'incréé. Il y a un second acte de solidarité avec la tragédie humaine, avec l'horreur de la perte de Dieu: le Christ accepte de prendre sur Lui, dans un acte de solidarité, la mort impossible, Il inflige à son immortalité la mort... Ce n'est pas en vain, ce n'est pas dans un sentiment lyrique qui dépasse la réalité qu'une des hymnes orthodoxes de la Passion dit: "O Vie éternelle ! Comment descends-tu au tombeau?" Le Christ de l'Incarnation ne pouvait pas mourir et il doit mourir !


C'est là un point de solidarité particulièrement tragique, que nous voyons développé ensuite dans deux événements: celui du Jardin des Oliviers et celui du Calvaire. Au Jardin des Oliviers, nous voyons le Christ aux prises avec l'horreur de la mort venant, de-là mort impossible, de la mort monstrueuse, de la mort qui ne peut pas se produire et qui pourtant devra déchirer l'immortalité en deux lambeaux séparés: une âme immortelle, unie à la divinité du Seigneur, et un corps immortel et incorruptible, uni à la et divinité. Du Seigneur et pourtant séparé dans une mort réelle et inconcevable. Et puis, cette mort devient réalité de la façon même dont l'homme meurt: sur la croix, le Seigneur s’écrie: "Mon Dieu, Mon Dieu ! Pourquoi M'as-Tu abandonné?" C'est la perte de Dieu, c'est par l'expérience de l'athéisme qui rend la mort possible que le Seigneur passe...


Là, la solidarité de Dieu atteint une profondeur ultime et extrême: Il meurt en communion, non seulement avec la mort, mais avec la raison première et essentielle de la mort humaine: la rupture d'avec Dieu; la malédiction humaine tombe sur Lui avec toute la force que le mot malédiction porte en lui. Comparée à cette mort, il n'y a pas de mort, et comparée à cette expérience de la perte de "Dieu, l'athéisme de la terre, l'athéisme moral, imaginatif, philosophique, que nous- rencontrons à chaque pas, est si pauvre et si superficiel ! Alors, nous pouvons voir ce qu'est cette solidarité du Christ avec Sa créature et par Lui, puisqu'Il est le Verbe de Dieu, puisque la plénitude du divin réside dans Sa chair par l'Incarnation, nous pouvons voir la solidarité de Dieu avec le monde. Si nous ayons vu cela, pouvons-nous nous détourner du monde, pouvons-nous le rejeter? N'est-ce pas notre vocation essentielle d'être liés à ce monde dans une destinée terrestre, une destinée éternelle?


C'est là, en effet, ce que le Christ nous propose. Souvenez-vous du soir de la Résurrection: les Apôtres, désespérés, terrifiés, se sont retirés dans la maison de Jean-Marc. Pourquoi cette terreur? Ils étaient si pleins d'ardeur, de courage, auparavant. Les foules qui les entouraient ne les effrayaient pas. Pourquoi le cœur leur a-t-il manqué? Parce que la mort du Christ sur la croix a été pour eux bien autre chose que la mort d'un Maître vénéré, d'un ami, d'un guide, d'un chef. La mort du Christ sur la croix, après l'expérience du Christ qu'ils avaient faite au cours du ministère terrestre, signifiait pour eux que la haine avait vaincu l'amour divin, que la mort avait eu raison de cette vision de vie éternelle qui leur était apparue pour un instant... Si le Christ est mort définitivement, Dieu est vaincu, vaincu et écarté et tout ce qui reste sur terre, c'est la durée: on peut continuer à exister, il n’est plus possible de vivre. Mais ceux qui ont vécu, ne peuvent plus exister. Ceux qui ont vu 1'éternité, ne peuvent plus être prisonniers du temps sans tomber dans un désespoir final. Souvenez-vous que lorsque nous pensons à la crucifixion du Vendredi Saint, nous voyons toujours l'ombre de la Croix qui se profile sur la lumière éclatante de la résurrection. Rien ne peut faire que, dans nos imaginations, nos sensibilités, nous puissions un instant oublié d'une façon totale et finale, dans moins de deux jours, nous chanterons la résurrection du Christ. Mais pour les Apôtres, entre le moment où le Christ est mort et le moment où Il est ressuscité, c'était le Vendredi Saint qui se continuait avec toute sa noirceur, toute son obscurité, c'était la victoire des forces de la mort qui déferlait sur le monde.


Le Vendredi Saint ne cessait pas au soir du Vendredi; il continuait à s'étendre le samedi et allait s'étendre maintenant de jour en jour sur tous les jours de la semaine, sur tous les jours de l'année et sur tous les siècles à venir. Il n'y aurait plus que cette obscurité et cette désespérance humaine. Quand le Christ leur est apparu, ce n'set pas seulement la joie de Le voir victorieux de la mort, c'est la joie de la résurrection qu'ils ont chantée parce que le Christ était vivant, la vie a vaincu la mort, l'amour a vaincu la haine humaine, l'infini a vaincu le fini, et l'éternel a vaincu l'emprisonnement dans le temps. Le retour à la vie n'a pas été seulement un retour psychologique, une joie, i1 a été une communion avec 1'éternité eschatologique déjà venue, une présence du siècle à venir déjà connue en puissance, connue d'expérience vécue, participée. C'est pour cela que, dans la suite de l'histoire apostolique, nous voyons les Apôtres prêts à mourir, parce que la mort n'a plus d'emprise sur eux. Oui, ils peuvent mourir de corps mais la mort, — dans le sens tragique du mot d'une séparation radicale et pour toujours d'avec la vie et d'avec Dieu — n'existe plus.


C'est pour cela que les premières paroles du Christ, au soir de la Résurrection, ont été "Paix à vous", la paix que Lui seul peut donner, la paix que le monde ne peut pas donner, la paix qui est une sérénité de la vie éternelle déjà possédée. Ensuite, Il leur dit des paroles tragiques, plus tragiques que nous nous l'imaginons: "Comme Mon Père M'a envoyé, Je vous envoyé". Maintenant, lorsque, un missionnaire entend ces paroles, ce sont presque des paroles de gloire: il entre dans la carrière apostolique entouré de toute la richesse et de toute la force, de toute la victoire des siècles chrétiens. Mais au soir de la Résurrection, à peine un jour et demi après la mort sur la Croix, ces mots avaient une intensité concrète beaucoup plus grande; les Apôtres savaient comme le Père avait envoyé le Fils’ et ils savaient ce qui était arrivé... Et c'était cela que le Christ leur promettait ! D'une autre façon, Il l'avait déjà promis à Jean et à Jacques lorsque il avait demandé: "Etes-vous prêts à boire la coupe que je vais boire et à vous plonger dans 1e baptême qui sera le mien? " Mais maintenant, c'était devenu quelque chose de très concret, de vécu, de vu, de senti, une mort qui était déjà expérimentalement perçue. Et pourtant, ils n'ont pas hésité parce qu’ils étaient redevenus vivants d'une vie que la mort ne peut plus enlever et ils sont entrés dans la carrière comme des brebis parmi les loups, pour mourir en vue de faire vivre d'autres hommes, ceux qui avaient besoin de vivre. Voilà la relation de base qu'il y a entre le monde c.à d. tout le créé, les pécheurs inclus et au premier chef ) et l'Eglise, malgré le fait que nous aussi, nous sommes des pécheurs, par ce qu'il nous est donné d'être plus que nous sommes: malgré nos péchés nous sommes en Christ, malgré notre indignité, malgré le fait que nous sommes liés au monde non seulement d'une solidarité de charité, mais d'une solidarité de péché, il nous est donné de représenter le Christ et de vivre en Lui et de mourir à sa façon.


Pour vous en donner une compréhension peut-être moins obscure que celle que j'ai essayé de vous transmettre, je vous fais donner quelques exemples vivants appartenant à notre temps. Le premier exemple se rapporte au début de la révolution russe, en 1919, à l'époque où les villes russes centrales passaient de main en main, tantôt dans les mains des rouges, tantôt dans celles des blancs. Une jeune femme avec deux enfants de cinq et sept ans se trouve prise dans un lieu, n'ayant pas eu le temps d'échapper de la ville que les blancs viennent de quitter et qui se trouve déjà occupée par les rouges. Sachant que la mort l'attend si elle est découverte, parce que son mari s'était occupé de l'armée blanche, elle se cache avec ses enfants, dans une masure abandonnée. Au deuxième soir, quelqu'un frappe à la porte : elle ouvre et se trouve face à face avec une femme aussi jeune qu'elle, d'une vingtaine d'années. Celle-ci lui dit: "Vous êtes une telle, n'est ce pas? Eh bien il faut que vous partiez tout de suite parce qu'on vous a découverte et vous allez être fusillée cette nuit." La mère regarde les enfants et dit: "Ou irais-je? On me rattrapera des qu'on se mettra à ma recherche"... Et sa jeune voisine, devenant maintenant le prochain de l'Evangile et non plus simplement 'la voisine' de masure, de lui répondre: "On ne vous cherchera pas car je vais rester ici à votre place". Et la mère de lui dire : "Mais, vous serez fusillée à ma place ? " – "Oui, mais moi, je n'ai pas d'enfants". Et la mère s'en alla...


Je crois qu'il serait impudique d'essayer de se représenter ce qui est passé dans cette âme humaine pendant des heures où Nathalie — c'est tout ce que nous savons d'elle — a attendu le moment où des hommes on brutalement ouvert une porte, l'ont empoignée et l'ont fusillée. Mais nous pouvons nous reporter à l'Ecriture Sainte qui nous des images justement révélatrices. Nathalie est restée seule dans cette masure, la nuit tombait, le froid descendait, l'humidité se dégageait des murs. Elle était seule, de plus en plus seule dans cet étau de la peur de la mort venante. Son Maitre, 19l9 ans auparavant ou a peu près, se trouvait au Jardin des Oliviers: il faisait nuit, une nuit froide, dit l'Evangile ; Il était seul, l'angoisse de la mort l’étreignait, Il luttait ; trois fois Il cria au Seigneur de faire passer cette coupe à-côté de Lui; dans son angoisse Il a cherché le secours d'une amitié humaine, Il ne l'a pas trouvée... Les disciples dormaient ! Il est revenu pour faire face seul à Son angoisse, le sang a perlé sur son front ; Il est revenu de nouveau et n'a trouvé aucun secours auprès de personne et s'est de nouveau trouvé seul devant la mort qui se rapprochait : Judas était déjà en route... Et cette jeune fille de vingt et quelques a dû aussi voir cette mort qui vient, elle aussi a dû sentir son corps pénétré de froid, d'humidité, de fatigue et de sommeil; elle aussi a dû se dire: "Mon Dieu, si quelqu'un venait et me disait un mot d'encouragement !.." Mais personne ne pouvait venir que ses meurtriers. Elle ne pouvait pas sortir, puisque sortir pouvait vouloir dire : ne pas être trouvée par la mort qui la cherchait...


Et puis, un autre exemple : St Jean Baptiste qui attend la mort dans la prison et qui tout à coup est saisi d'un doute : si Jésus-Christ est celui dont il était appelé à être le précurseur, avoir vécu et mourir valaient la peine. Mais s'il s'était trompé, alors toute ses années d'ascétisme dans le désert, de solitude, de haine, ce temps de prison, cette attente de l'exécution, étaient une défaite totale parce que cela n'avait aucun sens, c'était vain, inutile. Tout ce qu'il croyait avoir entendu de Dieu était une illusion et, si Dieu avait parlé, il avait menti 3 fois. Et il a envoyé deux de ses disciples : "Es-Tu celui que nous attendons ou faut-il attendre un autre ?" Jésus ne répond pas, Il donne au prophète la réponse du prophète: "Vois, les aveugles voient de nouveau, les paralytiques marchent, les pauvres prêchent l'Evangile. Dites à Jean : Bienheureux celui qui ne succombera pas à la tentation", et c'est tout ! Et elle aussi a dû se demander: "Et si je meurs pour rien ? Si moi, je suis prise au piège et si déjà cette famille a été fusillée en route ? Alors, toute ma jeunesse, toute la vie est devant moi, toutes les possibilités... "

Et un troisième exemple qui appartient aussi à l'Ecriture Sainte: Pierre dans la cour de Caïphe. Lui aussi, il a froid et il est fatigué; lui aussi est déprimé et il a peur. Et il suffit qu'une jeune servante lui demande : Es-tu aussi de la bande ? — pour qu'il réponde : "Non, je ne connais pas cet homme". Et il sort, il est en sécurité. Elle aussi aurait pu sortir; il suffisait d'ouvrir une porte et de faire un pas... Même si les exécuteurs étaient là, elle aurait pu dire: "Je ne suis pas celle que vous cherchez". Comme Jésus, elle aurait pu ne pas dire: "Je suis celui que vous cherchez".


Voilà trois exemples qui nous mettent en présences de cette situation humaine, mais qui nous montre aussi que cette femme était réellement dans une situation christique: c'était le Christ en elle. C’est là ce que j'appelle, dans le. sens fort, un acte — et non pas une parole — d'intercession. Intercéder veut dire: faire un pas qui vous porte au cœur d'une situation. Job (Ch.9) nous dit :"Où est l'homme qui se placera entre moi et mon juge et qui mettra sa main sur la mienne? Où trouverai-je celui qui n'aura pas peur d'être entre le marteau et 1 'enclume ? Le Christ est cet homme, mais Nathalie est le Christ dans la situation donnée. Quand nous lisons chez St. Paul: "Ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi", nous pouvons saisir aussi, dans l'exemple que je vous donne, une ombre de ce que Paul voulait dire, parce que, près de 50 ans sont passés depuis lors, la femme sauvée, qui est devenue maintenant une vielle femme et ces enfants qui sont maintenant un homme et femme murs, ne vivent que dans la conscience que quelqu'un a versé (et non) épanché sa vie, et qu'ils ne vivent que dans cette vie épanchée et qu'ils doivent vivre dignement, à la hauteur de ce sacrifice parfait.


Ceci est un premier exemple. Je voudrais maintenant vous dire un mot de plus et vous donner trois exemples beaucoup plus brefs. Il y a un fait qui me frappe quand j'examine la destinée et la situation de l'Eglise orthodoxe derrière le rideau de fer, particulièrement l'Eglise russe que je connais de façon beaucoup plus intime que les autres; c'est le sens nouveau qui est donné au martyre. Les martyres des premiers âges sont des témoins de ce que la vie ne peut pas leur être retirée; ce sont les Héraults de la vie éternelle, victorieuse, qui acceptent la mort pour prouver la vie. A l'époque actuelle ceci continue encore, mais une nuance nouvelle c'est introduite : la certitude que celui qui donne sa vie fait quelque chose pour sauver celui qui la lui prend, à la condition que la charité reste entière et que la victoire reste à Dieu en lui et non pas au monde .


Quelques exemples : un peu après la révolution, en I9l9, un de nos jeunes prêtres est arrêtés pour avoir prêché l'Evangile et fait son travail pastoral. Il passe un certain temps en prison et en sort vieil homme, brisé, chenu; sa famille l'entoure et lui dit; "Que t'ont- il fait? Reste-t-il quelque chose de toi?" Et il répond: "Par la souffrance ils ont tout brûlé en moi. Une seule chose a survécu : l’amour". Ensuite jusqu'à sa mort dans un camp de concentration il passa sa vie à prêcher l'amour à ceux qu'ils l'ont tourmenté, il fut pris et emprisonné parce qu'il essayait de prêcher même à ceux-là qui étaient ses tortionnaires.

Autre exemple d'un homme que j'ai connu de prés; il revint après quatre ans d'un camp d’Allemagne. Je lui pose la même question et il me répond: "J'ai perdu la paix».- "Avez-vous perdu votre foi ? Lui demandai-je". "Non, ma foi est entière mais je pense nuit et jour à ces hommes qui étaient tellement pris de haine qu'ils ont pu me tourmenter comme ils l'ont fait. Eux ne savent pas qu'un jour ils se tiendront devant le jugement de Dieu et qu'ils seront face à face avec l'amour divin. Mais moi je le sais et maintenant je ne souffre plus, je sens que je n'ai rien à leur offrir pour leur rédemption. Ma prière, qu'est-elle maintenant qu’elle n'est plus soutenue par la vie".


Un autre exemple pris dans un journal allemand paru peu après la fin de la guerre; il nous apporte la prière d'un prisonnier juif qui est mort dans un camp. "Seigneur, dit-il en substance, lorsque tu viendras dans ton royaume ne te souvient pas seulement des hommes de bonne volonté, souvient-toi aussi des hommes de mauvaise volonté. Mais alors, ne fais pas mémoire de leur cruauté, des souffrances qu'ils nous ont infligés, rappelle-toi plutôt les fruits que nous avons porté dans la souffrance, la patience, le courage, la grandeur d’âme, l'humilité, tout ce que la souffrance a fait naître en nous. Et puisse les fruits que nous avons portés à cause d’eux, être leur rédemption. "


Un autre exemple : un de nos évoques, mort au cours de l'une des purges stalinienne d'une mort douloureuse, laisse une note à l'une de ses disciples : " Souviens-toi qu'il nous est donné non seulement de croire en Christ, mais de souffrir et mourir pour Lui et avec Lui. " C'est le privilège du chrétien de mourir martyre parce que seul le martyre pourra, au jour du jugement, s'établir devant le tribunal du Christ en défense de ses tortionnaires et lui dire: "Seigneur, en ton nom, à ton exemple, je leur ai pardonné, tu n'as plus rien à leur demander. "


Ces quatre exemples dans lesquels nous voyons l'illustration de cette pensées de Jean Danielou qui disait: "La souffrance est le point de rencontre du bien et du mal et le seul espoir de rédemption du mal parce que le mal, la haine s'insèrent toujours dans une substance humaine, dans une chair humaine, ou dans une âme humaine. Et lorsque le tranchet de la souffrance y plonge, celui qui est la victime acquiert le pouvoir vraiment divin de pardonner au nom de Dieu-même parce que c'est le Dieu incarné. " La réside le sens de la victoire de l'Eglise mais réside aussi le nœud de cette relation qui lie l’Eglise au monde. Je vous ai donné des exemples extrêmes, mais réduisez ces exemples, ramenez les simplement à l'échelle de votre vie de tous les jours et vous verrez qu'à chaque instant vous pouvez pardonnez et ne pas pardonnez, liez ou déliez, que vous pouvez toujours être la victime innocente ou le tortionnaire, que vous pouvez dans toute situation humaine réalisez pleinement ces exemples de Nathalie et de son acte d'intercession parfaite qui en fait une vrai image du Christ, ou de ses quatre personnes qui ont su vivre à la profondeur de celle de l'Eglise. Ce n'étaient pas des saints brevetés, ce n'étaient pas des hommes qui avaient dépassés la chair et le sang, c’étaient des hommes comme nous, mais ils croyaient sérieusement à ce qui est l'objet et le contenu de notre foi. Quand ils ont été mis à 1'épreuve, ils ont su aimer le monde lorsque ce monde s'est tourné vers eux avec une face hideuse parce que ce qu'ils ont vu dans le monde, c'est la victime du mal et non pas le mal. Ils ont compris que s'il savent pardonner, s'ils savent envelopper d'amour divin comme d'un feu qui purifie tout le mal dont eux-mêmes sont victimes, ils auront vaincu le monde en eux, et ce faisant ils auront vaincu le mal pour ceux qui en étaient les porteurs.


Je me rends compte que je vous ai fait un exposé qui vous a déçu parce que, d'une certaine façon, il n'est pas pratique; vous vous attendiez probablement à ce que j'essaye de décrire la façon dont les Eglises doivent se comporter dans le monde. Je ne veux pas le faire. Ce que je sais, c'est que ce dont j'ai parlé aujourd'hui est l'expérience de toute une moitié du monde chrétien qui se trouve derrière le rideau de fer et qui vit cette expérience avec une profondeur qui varie selon les âmes et les situations, mais théologiquement, c'est la vision que nous avons dans l'Orient chrétien, c'est l'expérience tragique des 50 dernières années; je crois en tout cas l'évêque de l'Eglise russe, que ce témoignage d'une Eglise souffrante qui ne s'est pas laissé vaincre par la haine et qui de ce fait reste invisible dans ses profondeurs, ce témoignage est plus important à apporter que les conseils que je ne sais pas suivre moi-même et que probablement d'autre vous donneront mieux que moi.

 
(CERCLE OECUMENIQUE UNIVERSITAIRE DE LOUVAIN. RENCONTRE DU I7 NOVEMBRE 1966  -  L' EGLISE ET LE MONDE  - 

Par S.E. Mgr Antoine, BLOOM, Métropolite de Souroge, Exarque du Patriarche de Moscou pour l'Europe Occidentale)

 
 (Extrait des archives du Métropolite Antoine de Souroge: http://masarchive.org/Sites/Site/French.html)

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