Foi
de Dieu en l'Homme (par Métropolite Antoine de Souroge)
Foi de Dieu en l'Homme
par Métropolite Antoine de Souroge :
Dans l’examen du domaine de la foi que
j'ai entrepris avec vous, je voudrais m'arrêter sur un certain nombre
"d'objets de la foi" et vous parler de la foi dans l’homme et de la
foi dans l’Eglise.
En guise d'introduction, une remarque
préalable : toute révélation est une révélation simultanée de Dieu et de
l’homme et, au-delà de l’homme, du monde créé. Le fait de connaître Dieu à des
profondeurs de plus en plus grandes nous révèle en même temps les profondeurs
de l’homme. Cela vous explique pourquoi j'éprouve tant de difficulté à séparer
ces deux termes et tant de réticence à le faire. Je ne crois pas qu'on puisse
faire une anthropologie qui ne soit pas profondément enracinée dans une
théologie, pas plus qu'on ne peut faire une théologie qui ne soit pas en même
temps une anthropologie.
Au-delà de l’homme, parce qu'il fait
partie intégrante d'un cosmos visible et physique, il y a une révélation, une
pénétration, une compréhension prophétique dans la vision du monde qui nous
entoure. Cela vous explique pourquoi les Pères n'ont pas craint de parler de
Dieu en termes que l’on qualifierait maintenant d'anthropomorphiques,
c'est-à-dire en termes basés sur l’homme. Rien de ce que nous pouvons découvrir
de Dieu ne dépasse la mesure de l’homme, mais cette mesure est beaucoup plus
grande, plus profonde que nous ne l’imaginons. Tout ce qui serait purement
au-delà de l’homme serait incommunicable ; c'est justement parce qu'il y a une
conformité mystérieuse entre Dieu et l’homme que Dieu peut se faire connaître.
La mesure de l’homme, c'est la mesure de
la révélation que Dieu nous donne de lui-même. Vous vous souvenez peut-être de
la phrase d'Angelus Silesius qui dit : "Je suis aussi grand que Dieu et
Dieu est aussi petit que moi." Il ne s'agit pas de rapetisser Dieu, mais
de montrer que l’ampleur de l'homme qui se déploie à sa pleine mesure atteint
les dimensions de Dieu. Dieu est si proche, si conforme à l'homme que, de façon
merveilleuse, nous le retrouvons dans l’Incarnation et dans le monde créé.
L'expérience de l'homme qui se voit grand, nous la trouvons non seulement chez les
mystiques chrétiens, mais aussi chez Nietzsche : "Oui, je sais où sont mes
origines. Insatisfait comme une flamme, je brûle et je me consume moi-même.
Tout ce que je touche devient lumière et tout ce que j'abandonne devient
cendre. Je suis sans contredit une flamme.”
Je voudrais souligner d'abord deux points
qui n'entrent pas habituellement dans nos considérations. Lorsque nous
découvrons l'homme, nous découvrons à la fois en lui une vision des profondeurs
de l'homme et une vision des profondeurs divines. Les Pères du désert disaient
: "Qui a vu son prochain, a vu Dieu". Au-delà de l'homme, au plus
profond de lui-même, il y a une présence, une potentialité "d'être des
dieux", comme le dit le Seigneur en S. Matthieu.
D'autre part, nous avons le droit de
croire en l’homme de la façon la plus réaliste, car on peut dire que Dieu a foi
en l’homme. L'acte créateur est un acte de foi. L'Incarnation est un acte de
foi. Dieu a créé l’homme et lui a donné cette dangereuse liberté dans la certitude
qu'en fin de compte, elle l’amènera à la plénitude qui est la vocation humaine.
Dieu se fait homme parce qu'il est certain que l’homme saura répondre à son
acte de solidarité avec nous, de responsabilité avec nous. Il est important que
nous nous souvenions que Dieu a foi ; mais à des moments où nous ne pouvons
plus avoir de foi en nous-mêmes, à des moments où nous perdons le respect de
l’homme particulier que nous sommes, nous devons nous souvenir que plus bas,
plus profond que nous, se trouve le Dieu fait homme. (Cette dernière phrase est
une citation approximative d'Angelus Silesius.)
Ce qui nous empêche d'aborder l’homme dans
un acte de foi — de même d'ailleurs que nous ne savons pas aborder Dieu dans un
acte de foi plénier qui nous rapproche de Dieu — c'est que nous établissons des
barrières préalables, nous sommes trompés par les apparences. Nous croyons à
l’évidence matérielle, nous nous formons des images qui, pour approximatives et
vraies qu'elles soient, sont, en tant qu’approximations, de vraies trahisons de
leur objet lorsque nous les prenons pour le tout de la réalité qu'elles sont
destinées à indiquer et non à décrire.
Disons quelques mots de plus sur les
apparences et sur les évidences matérielles qui nous bloquent la vue. Saint
Dorothée de Gaza, parlant de la façon dont nous projetons sur les autres ce que
nous croyons pouvoir lire de leur conduite, nous dit : "Pensez à la façon
dont on juge un jeune homme qui, à la nuit tombée, veille auprès d'une porte,
dans la rue. Un homme au cœur pur dira : 'Voilà un ami fidèle qui veille auprès
de la porte de son ami, qui l’attend pour le reconduire chez lui et le protéger
contre les voleurs, qui protège sa rencontre de deux êtres qui s'aiment, à la
manière de Saint Jean-Baptiste.’ Un homme qui se croit riche de ce que nous
appelons l’expérience de la vie, dira : 'Voilà un homme qui est en quête
d'aventures'."
Voilà donc une première chose qui nous
empêche complètement de faire un acte de foi. Dans le premier cas, il y a une
ouverture à la foi ; dans le second, projetant sur l’autre une interprétation,
nous nous interdisons de comprendre ce qui pourrait peut-être être vu dans le
regard, dans le maintien de celui dont nous parlons, car l’ami de l’Epoux est
très différent, dans son visage, dans son maintien, du jeune homme en quête
d'aventures !
Donc, parfois nous ne pouvons faire un
acte de foi en l’homme à cause des apparences sur lesquelles nous projetons la
vision mauvaise que nous avons déjà apprise et que nous croyons une vision sage
et compréhensive de la vie. Dans son Journal, Dostoïevski écrit : "Ne dis
jamais : 'Ces hommes étaient mauvais'. Ils ont fait une erreur de jugement et
ont mal agi, mais ils étaient bons en réalité". C'est une folie de parler
ainsi ! Mais cette folie est plus proche de la folie de la Croix, de celle de
Dieu qui s'est fait homme pour nous, que cette simple sagesse qui dessèche, tue
le jugement et transforme tout en cendres.
II y a aussi la tromperie des évidences.
Souvenez-vous de la femme adultère (Jean VIII). Surprise en adultère, on
l’amène au Christ. De toute évidence, elle doit être soumise au jugement et à
la condamnation que l’Ancien Testament avait prévue. Le Christ regarde cette
femme et, au-delà des faits, il voit la profondeur de son cœur, il voit non ce
qui est, mais ce qui peut être à condition que cette potentialité soit
réveillée. Il s'adresse à elle non pas en tant que femme adultère, mais en tant
que jeune femme capable de sainteté. Il lui ouvre une voie nouvelle dans la
vie. "Où sont ceux qui l'ont condamnée ?" — "Ils sont
partis". — "Va, je ne te condamne pas non plus". Le Christ, par
ces paroles, ne lui donne pas un droit au péché parce qu'il ajoute : "Va
et ne pèche plus". Mais, avec son regard humain, il a vu la sainteté
possible de son être, la sainteté dormante qui peut se réveiller en celle à qui
il s'adresse. Il a rejeté les évidences en vertu d'une vision plus profonde.
Voyons aussi l’histoire de saint Pierre
qui a renié le Christ trois fois. Qui pourrait encore croire qu'il l’aime ? Et
pourtant c'est la question que le Christ lui pose ! Il ne lui demande pas s'il
se repent, mais s'il l’aime. Rapide dans ses réactions, Pierre répond :
"Oui, Seigneur, je t'aime" et le Christ répète. A la troisième fois,
Pierre comprend : qui pourrait vraiment croire qu'il aime le Christ qu'il a
renié trois fois ? Tout est contre lui... Mais Pierre répond au Seigneur avec
cette certitude qui a toujours occupé ceux qui l’entouraient : "Seigneur,
tu sais tout, tu sais que je t'aime !". Les autres aussi savaient
"tout", ils savaient qu'il avait trahi..., mais le Christ savait
"tout" d'une façon plus profonde encore ; il savait qu'au-delà de la
trahison faite de peur, de fragilité humaine, il y avait une capacité d'être
fidèle jusqu’à la mort, et jusqu'à la mort de la croix, pourrait-on dire de
Pierre.
Voici un troisième exemple : peu après la
libération de Paris, je sortais de chez moi et je me suis trouvé en face d'une
foule houleuse, bruyante, qui traînait dans la rue un homme qui avait vendu aux
occupants des Juifs, des résistants. Il avait été pris et on le traînait au
long des rues où il avait perpétré ses crimes, entouré des familles qui avaient
perdu, par sa faute, un parent, un ami. La tête à moitié rasée, couvert de
coups, il était ridiculisé et humilié autant que possible. Je l’ai regardé et
je n'ai vu à ce moment là qu'un homme qui avait trahi et qui allait payer
maintenant le mal qu'il avait fait. J'ai dépassé cette foule, je suis descendu
dans le métro. J'étais seul sur le quai et le silence était profond. Tout à
coup, j'ai réalisé que ce jour était le Vendredi Saint pour l’Eglise d'Occident
et que j’avais rencontré le Christ, non pas dans le sens que cet homme était
sans péché, ni qu'il avait droit à autre chose que le jugement de Dieu et des hommes,
mais c'est exactement de cette façon-là que le Christ avait été vu par ses
contemporains alors qu'il était mené au Calvaire. Eux aussi n'ont vu en lui
qu'un criminel de droit commun, qu'un homme qui était un danger public et dont
il fallait se défaire. Qui sait ce qui se passait à ce moment-là en cet homme,
à l’heure où il se tenait dans la terreur et la souffrance ? N'était-il pas
dans la situation de la femme adultère, saisi, traîné en jugement ? De toute
évidence, il y avait en lui autre chose que le Christ, mais le Christ
n'était-il pas devenu comme lui l’homme de douleurs, pour s'identifier à des
hommes comme celui-là ? N'était-ce pas avec ces hommes-là que le Christ s'est
fait un ? D'une certaine manière, cette rencontre avait été une vraie rencontre,
alors que toutes les évidences étaient à l’opposé.
Je vous ai donné quelques exemples de la
façon dont les apparences peuvent nous éloigner de la vision vraie de
l’homme et nous empêcher de façon définitive de voir celui qui est devant
nous avec les yeux de l’espérance et de la foi. Je ne parle pas de charité,
parce que la charité est souvent trop grande pour nous. La compassion aurait pu
apprendre à cette foule quelque chose du mystère de l’homme.
Une autre chose nous empêche encore de
voir l’homme tel qu'il est et d'entrer avec lui dans une relation d'espérance
créatrice : ce sont les images que nous nous faisons de l’homme et de
Dieu. Je voudrais vous donner deux exemples de la façon dont une image plaquée
sur un individu peut, non seulement nous tromper sur sa nature vraie, mais
aussi le forcer à être ce qu'en réalité il n'est pas. Dans un roman de Max
Fritsch, "Andorre", nous nous trouvons en présence, dans un pays de
fantaisie, d'un enfant qui naît dans un village. Il est un peu différent des autres,
son teint est basané, ses yeux sont sombres, et le village décide que c'est un
Juif. Dès lors, dès le début, on voit en lui tout ce que l’on pense pouvoir
attendre d'un Juif, on projette sur lui tous les préjugés, toutes les
fantaisies. Lorsqu'il veut vivre, on dit qu'il est rapace ; lorsqu'il essaie
d'éviter la violence, on dit qu'il est lâche ; et ainsi de suite. En fin de
compte, on forme de lui, en face de lui, une image dans laquelle il finit par
se reconnaître parce qu'à la base de cette image, il y a des attitudes, des
actes ; l’erreur commence à l’instant de l'interprétation. Il devient peu à peu
"le Juif" tel que son village croit que sont les Juifs. A tel point
qu'à un moment, un pogrom commence et il est tué. On découvre alors qu'il
n'était pas Juif, mais un villageois comme les autres, qu'on avait forcé à
devenir Juif en interprétant de façon erronée, factice ce qu'il était, et en le
forçant à devenir l’image qu'on s'était faite de lui.
Сe récit illustre une des façons dont on
peut détruire une personne, mais aussi s'aveugler à sa réalité. Il faut savoir
voir, entendre ce qui est conforme à la vérité et, pour ce faire, il faut
savoir nous détacher de nos jugements préconçus ; il faut ensuite nous
détacher de nous-mêmes et voir l’autre tel qu'il est, non par rapport à nous,
mais dans son être propre. Il faut savoir trouver cette distance qui nous
permettra de saisir cette personne dans sa totalité, en même temps que dans son
détail, mais une distance qui fait que, pour engagés que nous sommes dans une
relation, nous ne sommes pas prisonniers d'une relation qui fausse notre
jugement et crée en nous des réactions, des émotions qui nous empêchent de
voir.
Il y a une autre façon dont la foi est
trompée : alors que nous croyons faire un acte de foi, nous sommes en réalité
une négation même de la foi. C'est l’instant où nous croyons savoir ce qu'est
une personne et où nous essayons de définir son évolution et son avenir. Il y a
dans les œuvres de Berthold Brecht un passage très expressif a ce sujet ;
l’œuvre s'appelle, je crois "Que fait M. Kerner quand il aime quelqu'un
?". Le dialogue est le suivant : "M. Kerner, que faites-vous quand
vous aimez quelqu’un ?" — "Je fais un projet de cette personne."
— "Et ensuite ?" — "Je m'assure que l’homme coïncide avec le
projet." — "Qu’est-ce qui doit coïncider avec l’autre ?" —
"L'homme, évidemment!"
C'est là un "acte de foi"
beaucoup plus fréquent que nous ne l’imaginons. Les parents, les éducateurs,
les partis politiques font cela tout le temps ; on définit au préalable ce que
doit être telle personne et ensuite cette personne doit devenir ce que l’image
a prévu. Ce peut être un idéal individuel ou collectif, mais c'est toujours
quelque chose qui est construit à partir de deux éléments ; l’élément qui est
l’évaluation de ce que cette personne est, devrait et pourrait être, et ensuite
l’établissement de l’idéal que cette personne doit atteindre à tout prix.
Qu'est-ce que cela implique ? Que nous
partons soit des évidences soit des apparences. Nous ne voyons d'une
personne que ce qui nous en semble et, sans partir de cette connaissance
profonde que le Christ a manifestée à chacun instant, nous commençons à bâtir
une image, mais celle-ci n'est pas simplement l’image de l’homme tel qu'il est
: en sont retranchés les éléments que nous ne voulons pas voir ; y sont ajoutés
ceux que nous voudrions le contraindre à posséder. En fin de compte, l’image
que nous nous sommes formée est une idole. Or, toute l’histoire humaine
nous l’apprend, toute idole demande du sang. Et c'est la personne vivante qui
va être sacrifiée en vue d'une image préconçue.
Ceci n'est pas seulement vrai des hommes ;
nous traitons Dieu de la même manière. Saint Grégoire de Nazianze disait déjà
au IVe siècle que, si nous rassemblons toutes les images de Dieu que nous
trouvons dans l’Ecriture et que nous en faisons un tout cohérent, nous avons
construit une idole qui, au lieu de nous conduire à Dieu, se dressera entre
nous et la connaissance de Dieu, car tout ce que nous connaissons de Dieu doit
être un préalable qui doit nous amener à aller au-delà et qui n'est pas le
dernier terme de notre rencontre avec Dieu.
Lorsque nous rencontrons une personne
humaine, tout ce que nous saisissons de sa personnalité doit nous inciter à
aller à la découverte de l’inconnu ; tout ce que nous connaissons de Dieu doit
nous inciter à nous présenter et à nous tenir sans cesse non pas devant le Dieu
que je connais, mais devant le mystère de Dieu qui inclut ce que je connais de
lui-même, mais qui débouche aussi sur cette immensité qui est Dieu. Faute de
quoi, qu'il s'agisse d'une personne humaine ou de Dieu, nous ne découvrirons
jamais ce qu'il est car nous serons toujours prisonniers d'une vision
préalable.
Dans l’attitude décrite par Brecht, dans
cette négation de la foi et de l’espérance, alors qu'en réalité elle veut se
présenter comme un acte de foi que l’homme que je connais est capable de
développements infinis, je veux lui assurer ces développements ; seulement, je
sais d'où il part et le terme vers lequel il est lancé, et je vais m'assurer
qu'il atteint ce terme. Dans cette conception, il n'y a pas place pour le
mystère de l’homme. Celui qui planifie, croit savoir ce que sont tous les
aboutissements et ne soupçonne pas qu'il y a un chaos au-dedans, de même qu'il
y a un mystère au-delà de la révélation et que tout peut advenir, que de ce
chaos, de ce mystère peut naître ce qu'aucune pensée humaine ne peut saisir
d'avance.
Avoir foi en l’homme, c'est être capable,
en présence des apparences, à travers les évidences, écartant tout image
préconçue, de savoir qu'il y a là quelque chose qui dépasse toute compréhension
humaine et que Dieu seul sait ce qu'il y a en l’homme, ce "nom"
marqué sur la pierre blanche dont parle l’Apocalypse et que Dieu seul connaît
et communique à l’homme dans la mesure où il peut porter ce mystère.
Je crois qu'en fin de compte, la foi en
l’homme, comme la foi en Dieu, exige que nous reconnaissions qu'au-delà du
chaos, de l’inconnu, il y a un mystère et que Dieu seul peut faire jaillir de
ce chaos ce que l’homme ne peut imaginer. Nous avons la foi en ce chaos lorsque
nous aimons quelqu'un ; l’espérance nous permet d'attendre tout de lui, ou du
moins d'attendre suffisamment de lui pour ne pas le briser et le faire à notre
image. Mais lorsque la charité nous manque, lorsque nous ne voyons l’autre
qu'en dehors de nous-mêmes, comme un étranger, alors nous n'avons pas d'autre
choix que d'essayer de le briser, de le modeler. C'est la fin de toute relation
humaine.
II est très important que nous nous
rendions compte de ce fait et qu'il n'y a pas d'image de l’homme que nous
puissions lui imposer. Dieu est devenu homme et nous avons dans le Christ une
vision de l’homme dans toute sa plénitude, dans toute sa complexité, dans toute
son ampleur : la plénitude de la divinité a pu vivre dans la chair et Dieu même
est devenu homme. Mais ceci n'implique pas que nous ayons en Jésus-Christ une
image que l’on puisse essayer d'atteindre et que l’imitation de Jésus-Christ
consiste à essayer de reproduire, dans sa vie a soi, les gestes, les paroles,
les actions qui sont les siennes. Jésus-Christ n'est pas un homme particulier,
nous ne pouvons pas l’imiter en devenant une réplique de lui. Jésus-Christ
est l’homme total ; toute la complexité humaine, tout l’infini des
possibilités humaines est en lui, il est par conséquent impossible de le
reproduire. Il se présente à nous avec l’infinie variété d'un kaléidoscope :
chacun le voit d'une manière différente. Il n'y a pas de Christ standardisé,
il n'y a pas d'image que l’on puisse regarder et voir.
En termes d'image de l’homme et de Dieu,
j'ai été fort frappé, il y a quelques années, par un passage de la vie de saint
Séraphin. Dans la vision qu'a eue de lui l’un de ses disciples, pénétré de la
grâce et de la présence du Saint-Esprit, il nous décrit saint Séraphin en
disant : "Représentez-vous sur le fond du disque solaire dans tout son
éclat, un visage humain. Vous ne pouvez pas en discerner les traits parce que
vous êtes aveuglés par cette lumière. La seule chose que vous pouvez saisir est
un mouvement des lèvres, un regard qui change sans cesse ; c'est tout." Je
crois que cette image est très importante si nous voulons comprendre la façon
dont nous devons regarder le Christ. C'est un visage insaisissable. Nous ne
pouvons pas le reproduire dans nos traits ou sur une icône. C'est une dynamique
et non une statique.
Notre rapport au Christ est justement une
dynamique et notre imitation du Christ ne consiste pas dans l’effort pour lui
être semblable dans la statique de sa vie, de son action, de sa parole, mais
pour recevoir au plus profond de nous-mêmes cette impulsion qui est la vie de
Dieu même en nous et qui permet à l’homme de devenir lui-même, c'est-à-dire
unique, irremplaçable et non une réplique de Dieu ou d'une autre personne.
Je crois que ceci est d'une grande
importance parce qu'il y a un rapport entre l’image que nous nous faisons de
l’homme et l’image que nous nous faisons de Dieu. Il est très dangereux d'essayer
de faire des images de l’homme que nous reporterions sur Dieu, en faisant que
ce qui est dynamique pure devienne quelque chose de figé, si beau que ce soit,
et tout aussi dangereux de nous faire des images de Dieu, si belles qu'elles
soient qui, reportées sur l’homme, condamnerait l’homme à être non pas ce que
chacun peut être dans son être irremplaçable, mais l’exemplaire de plus en plus
fidèle d'une humanité qui correspond essentiellement à un modèle.
Croire en l’homme, c'est être certain qu'il
y a, au-delà de tout ce visible, un invisible qui nous restera toujours inconnu
dans ses profondeurs les plus grandes, mais que Dieu le sonde, le connaît, et
que, si nous sommes fidèles à notre vocation de vivre de Dieu, d'écouter sa
voix, il permettra à toutes les potentialités, les virtualités qui sont en nous
d'atteindre une plénitude que personne ne peut concevoir car chacun de nous est
une image de Dieu totalement différente de tout homme, il est une image de
l’homme totalement différente de tous les autres hommes. Je ne parle évidemment
pas des éléments communs à la nature humaine, mais du fait que chacun de nous
est unique, que nous ne sommes pas interchangeables et que c'est dans ce sens
qu'aucune image ne peut suffire à nous exprimer.
En fin de compte, si nous voulons parler
d'images, que ce soit de Dieu ou de l’homme, mais d'images auxquelles nous
puissions nous adresser dans un acte de foi, c'est-à-dire avec la certitude que
tout ce que nous voyons est révélation d'un mystère, — à la manière dont un
vitrail doit nous faire saisir qu'au-delà de son resplendissement, il y a la
lumière — si nous voulons trouver une image de Dieu et de l’homme, nous pouvons
dire, je crois, malgré le paradoxe, que la seule vraie image de Dieu qui
englobe tout le mystère de Dieu lui-même, c'est Dieu révélé comme personne
en Jésus-Christ, et la seule image de l’homme qui inclut toutes les
infinies possibilités humaines, sans leur donner une limite, une forme, c'est
le Seigneur Jésus-Christ, vrai homme, mais non homme particulier, mais homme
total, le nouvel Adam, dans lequel nous devenons un, alors que par la grâce
du Saint-Esprit, sa présence, son action et sa vérité entière, nous atteignons
à une diversité aussi infinie que le nombre des personnes humaines et que le mystère
de notre rapport unique avec le Dieu vivant.
(Extrait
des archives du Métropolite Antoine de Souroge:
http://masarchive.org/Sites/Site/French.html)
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