Relation communautaire dans l'Eglise (par Métropolite Antoine de Souroge)

Relation communautaire dans l'Eglise par Métropolite Antoine de Souroge :

Avant de vous parler des relations au sein de la communauté, je voudrais faire quelques remarques . La première se rapporte à mon premier exposé : quand nous pensons à une communauté, nous pensons habituellement à une communauté rassemblée. Or, la communauté chrétienne primitive était une communauté dispersée et pourtant plus unie que toutes les communautés rassemblées que nous connaissons et cela, du fait que le lien qui faisait le lien de cette communauté était le Christ, la Vie qui faisait le lien de cette communauté était l'Esprit Saint, et ce qui définissait la communauté n'était pas une vie commune menée par ses membres, mais la vie qu'ils possédaient en commun avec le Chef, avec le Christ, avec l'Esprit, avec Dieu.


Il faut que nous nous souvenions de cela lorsque nous essayons d'établir ou de développer une communauté, son unité et sa cohésion, le fait qu'il y a une vie commune ne se définit pas d'une façon horizontale, du fait qu'il y a une vie commune entre ses membres, mais avant tout de ce qu'il y a une communauté de vie avec Celui qui est son Dieu. La qualité d'une communauté ne dépend pas tellement de ses vertus que de son ouverture à Dieu. De toute évidence, si nous avions une communauté de saints, elle serait plus effective, elle serait une révélation plus éclatante de Dieu, de ses voies et de ses victoires dans l'homme. Mais il est des communautés humaines faibles, qui se cherchent et qui sont une démonstration plus convaincante de l'œuvre de Dieu que celles qui se croient ou qui semblent aux yeux des autres une victoire, et où l'élément humain est prépondérant alors que la recherche est moins ardente : l'acquis est déjà une pesanteur et empêche une écoute attentive, la disponibilité suffisante.


La communauté humaine où Dieu peut agir est une communauté qui s'abandonne à lui, qui lui offre sa faiblesse pour que dans cette faiblesse se manifeste et se déploie la puissance de Dieu, non pas une communauté qui a la force de témoigner pour son Seigneur. Je crois que cela est important sur le plan personnel comme sur le plan communautaire. Au plan personnel : ce ne sont pas nos vertus qui sont une démonstration de la grandeur de Dieu : c'est notre transparence ; sur le plan communautaire : ce n'est pas le succès de la communauté, même dans son agencement intérieur, même dans une certaine unité intérieure qu'elle peut posséder au nom du Dieu vivant ; c'est cette même transparence, cette flexibilité, cet abandon à Dieu, cette disponibilité qui fait que Dieu peut agir librement sans que nos préjugés, le fait que nous connaissons trop bien les voies de Dieu ne nous empêchent de les suivre.


Pensez au passage de S. Paul : "La force se manifeste, se déploie dans la faiblesse". Il faut pourtant que nous réalisions ce qu'est cette faiblesse. Ce n'est pas la faiblesse du pécheur qui s'abandonne au péché, ni la faiblesse de celui qui ne peut pas rassembler son courage pour suivre Dieu ; c'est une faiblesse différente. Certes, "là où le péché abonde, la grâce surabonde", mais ce n'est pas cette situation que S. Paul a en vue. La faiblesse dont il nous parle est la faiblesse de l'enfant peut-être, la faiblesse souple, abandonnée, sans défense, de celui qui ne compte plus sur lui-même, ni sur son intelligence, ni sur ses qualités de cœur, ni sur la vigueur de sa volonté, ni sur ses forces naturelles pour atteindre à ce qui ne peut pas être atteint, parce qu'en fin de compte, la vocation humaine, la vocation chrétienne, la vocation monastique sont hors d'atteinte sur le plan naturel. Il peut nous être donné de devenir des dieux, mais nous ne pouvons certainement pas le construire pierre par pierre, à la façon dont la tour de Babel fut construite.


Je voudrais vous donner quelques images pour vous faire saisir ce que j'entends par cette faiblesse. Lorsque l'enfant commence à écrire, il ne sait pas encore ce qu'on attend de lui, on lui met un crayon dans la main, sa mère prend sa main dans la sienne et la guide. Tant que l'enfant ne comprend même pas ce qui a lieu, les droites sont droites et les courbes sont courbes. Mais à l'instant où l'enfant commence à croire qu'il a compris et veut aider, il pousse, il tire et les courbes cessent d'être des courbes et les droites d'être des droites ! C'est très souvent ce que nous faisons lorsque, au lieu d'abandonner notre main dans la main de Dieu, de lui permettre de nous guider librement, sans même nous demander où il nous guide, dès que nous introduisons une compréhension — insuffisante ! — qui provoque une action prématurée ou à contre-courant, nous cessons d'être faibles mais nous devenons forts d'une façon inutile et souvent nuisible.


On pourrait en dire autant de la voile d'un bateau : elle ne peut être utilisée par le souffle qui dirigera la barque qu'à cause de sa fragilité. C'est parce qu'elle est tellement frêle et souple qu'elle peut, placée de la bonne façon, saisir le souffle du vent qui la conduira à bon port. Cette image n'est pas sans rapport avec ce dont nous parlons parce qu'en hébreu, comme en grec et en latin, c'est le même mot qui signifie le souffle du vent et l'Esprit Saint. Il y a là une souplesse, faite de faiblesse, de fragilité et d'abandon, qui est la condition essentielle de l'action de Dieu dans une communauté. Quelquefois, le souci que nous avons, notre désir, notre recherche, est plus important que le succès que nous avons obtenu.


Vous vous souvenez peut-être que, dans le "Journal d'un curé de campagne" de Bernanos, le jeune curé est emporté en motocyclette par quelqu'un qui lui dit : "Ce qui me frappe chez vous, c'est la prière". Il lui répond : "Mais... c'est justement ce que je ne sais pas faire !" Et l'autre reprend : "Peut-être, mais c'est la seule chose dont vous avez souci" et c'est cela qui l'avait marqué au visage et au cœur. Ce qui comptait, ce n'était pas ce qu'il avait appris, mais l'élan qu'il avait, la faim de Dieu, le désir de prier, l'effort tendu vers la prière. Tout cela faisait de lui un homme de prière beaucoup plus que le fait de savoir comment on prie.


Je crois que dans une communauté, comme en chacun de ses membres, il est très important que nous sachions reconnaître notre faiblesse, notre insuffisance et ne pas nous en faire souci, ne pas être inquiet de ce que nous ne savons pas encore, mais être inquiets de savoir si nous sommes tout entiers tendus vers le but, abandonnés à celui qui peut nous le faire atteindre parce que c'est là la voie. Ce ne sont pas les réussites, l'acquis qui comptent, car les réussites ne sont rien devant ce à quoi nous sommes appelés.


Je voudrais aller maintenant un peu plus loin dans le sujet des relations à l'intérieur de la communauté et je le ferai en deux parties : les relations entre membres de la communauté, et la place de la liturgie au sein de relations un peu hiérarchisées.

 

1. Les relations entre membres de la communauté


Je pense d'une façon peut-être plus directe à la communauté religieuse. Mais ce que je vais dire, se rapporte tout aussi bien à la communauté chrétienne ou simplement à une communauté humaine. La raison pour laquelle nous nous retrouvons en communauté — que ce soit la paroisse, l'ordre monastique, ou religieux, le monastère ou bien un groupement, c'est le Christ, l'idéal qui est au cœur de la recherche de chacun. C'est parce que cet idéal, ce Christ est au cœur de chacun que ce groupement est possible. Comme je l'ai dit hier, ce n'est pas en vue d'une action concertée et efficace, ce n'est pas à cause de principes d'action que nous aurions en commun, c'est à cause d'une relation commune que nous avons avec notre Dieu que nous pouvons nous rencontrer, être ensemble.


Ce n'est pas en vue de la communauté que l'on cherche Dieu, c'est à cause de Dieu qu'une communauté se crée. Je crois que l'une des choses les plus dramatiques qui a lieu souvent en milieux chrétiens, c'est que des gens dont l'expérience intérieure est insuffisante se réunissent dans l'espérance qu'ensemble ils seront moins seuls en l'absence de Dieu ; c'est le fait que des gens mettent en commun leur solitude dans l'espérance qu'une solitude partagée sera moins lourde à porter. Or, ils découvrent qu'au contraire être seuls à deux ou à plusieurs est une souffrance beaucoup plus difficile à supporter qu'être seul en face de soi et devant le Dieu vivant. Je crois que nous devrions nous poser cette question à nous-mêmes et la poser aussi à chacun de ceux qui viennent en communauté : "Que viens-tu y chercher ?" Si c'est le secours, le soutien mutuel, parce que Dieu nous fait défaut, je crois qu'il faut d'abord passer par l'expérience différente ; il faut d'abord être préparé : sans Dieu, sans une expérience qui fait que notre vie intérieure est vraiment ancrée dans le Seigneur et dans l'Esprit, une vie de communauté peut être un tourment et souvent, en dehors du problème chrétien et du problème monastique, elle n'a rien à voir avec ce que devrait être une communauté chrétienne ou une vie de communauté monastique.


Mais si ce sont des personnes qui ont rencontré Dieu — Théophane le Reclus définit le moine : "Dieu et une âme vivante voilà tout le moine" —, et qui se rencontrent en conséquence, s'unissent en conséquence, ils auront tout de même à faire face à une vie de communauté qui n'est pas simplement la vie de l'Esprit : il y aura un coefficient humain qui est important à la fois d'un point de vue positif et d'un point de vue négatif.


Dans une des questions qu'on m'a posées, on insistait sur le fait que le rejet apparent que je fais de l'élément humain introduit un dualisme. Ce n'est pas ce que je voulais dire. La raison pour laquelle je disais que la primauté absolue est à Dieu, au Christ ne réside pas dans le fait que l'homme en tant qu'homme n'est pas une pierre sur laquelle on puisse bâtir, mais sur le fait que l'homme en tant qu'homme ne nous est révélé qu'en Christ. Chacun de nous est un homme déchu et l'homme déchu, l'homme empirique que nous sommes, à moins d'être retaillé, repris ne peut pas être une pierre de construction. Il y a un passage, à la fois beau et terrible dans les visions d'Hermas : il nous présente les anges de Dieu lors de la construction de Jérusalem. Certaines pierres sont taillées, elles ont des arrêtes et des faces, elles peuvent s'agencer et servir à l'édification de la cité de Dieu ; d'autres, au contraire, sont rondes : ils les rejettent et elles roulent dans les profondeurs.


Nous sommes tous plus ou moins mal taillés et tout ce qui est la vie d'ascèse, tout ce qui est la lutte intérieure, la discipline spirituelle et corporelle, est destiné à faire de nous des pierres capables de s'agencer l'une à l'autre. Tels que nous sommes, l'homme empirique tel qu'il est, n'est pas utilisable pour la nouvelle Jérusalem ! La spontanéité, le lyrisme, l'authenticité ne sont pas des caractères qui font de nous des êtres capables d'être des citoyens de la Cité de Dieu. Il est d'autres critères plus exigeants qui sont à la fois plus étroits et plus vastes. Dans un certain sens, on pourrait dire que le chrétien est à la fois plus et moins que l'homme. Il est plus que l'homme parce qu'il a une dimension dans le divin ; il est moins que l'homme parce que le chrétien est un homme dont nous retranchons tout un monde de pensées, d'émotions, de volitions, de vie physique, dans cette lutte ascétique qui n'aura qu'un temps, qui est provisoire, qui n'est qu'un passage, mais sans laquelle notre humanité n'est pas utilisable pour Dieu.


L'opacité doit faire place à la transparence, la force à cette faiblesse capable de recevoir Dieu, notre résistance à l'abandon. En effet, de ce point de vue, il y a une opposition entre la nature et la grâce, non pas la nature telle que Dieu l'a créée, mais telle que nous la connaissons, non pas l'homme tel qu'il est révélé en Christ, tel qu'il est réalisé dans la Mère de Dieu, tel qu'il se révèle d'une façon incomplète mais tellement glorieuse dans certains saints, mais l'homme concret que nous sommes, celui-là, cet homme, cette nature dont nous parlons en nous-mêmes, c'est une fausse nature, une sous-nature, un sous-homme, résultat de la chute et de 1'éloignement de Dieu. De ce point de vue, l'Eglise est un lieu de transformation, de transfiguration, à la fois sur le plan de l'ascèse et sur celui de la communion mystérieuse que Dieu nous donne.


De ce fait, lorsque nous nous rencontrons en communauté, lorsque simplement deux ou trois sont réunis ensemble, nous nous trouvons en présence de chrétiens et en même temps de chrétiens qui n'ont pas encore atteint à la pleine mesure de la taille du Christ. Notre volonté, notre élan, notre cheminement sont chrétiens, nous sommes déjà acceptés du côté de Dieu, mais du côté de l'homme, nous n'avons pas encore atteint notre mesure chrétienne. Dans une vie de communauté, c'est cet aspect qui rend les choses difficiles ; ce n'est pas notre sainteté, c'est le fait que nous sommes pécheurs ; la sainteté est. encore un cheminement et être un saint dans une communauté est souvent un problème à la fois pour la communauté et pour le saint !


La première démarche intérieure de deux être humains qui croient en Dieu, qui ont foi en l'Evangile, est un acte de foi qui s'adresse non seulement à Dieu, mais aussi au prochain. Foi conçue comme certitude que l'invisible est plus certain, plus réel, plus stable, plus vigoureux que le visible ; que les ombres que nous voyons seront dissipées ; que les aspérités qui se présentent seront effacées ; que le pouvoir de Dieu qui se manifeste dans un monde déchu en vue d'en faire la nouvelle Jérusalem, porte également sur notre prochain comme sur nous-mêmes.


Cette foi se rapporte à notre prochain de deux façons différentes : quelquefois nous avons vu, en un instant d'émerveillement, de vision, notre prochain tel qu'il est réellement dans ses profondeurs ; quelquefois nous ne l'avons pas encore vu tel que Dieu le voit. Dans le premier cas, cette vision a peut-être été momentanée, mais elle nous permet d'avoir foi plus facilement parce que nous savons que ce qui est invisible en ce moment a été visible, nous l'avons vu. Dans le second cas, la foi est plus exigeante, elle est la certitude d'un invisible qui ne s'est pas encore dévoilé à nous. Dans le premier cas, nous sommes dans la situation de quelqu'un qui a vu un vitrail s'éclairer par la lumière de l'au-delà, lui apparaître dans toute la gloire de ses couleurs, dans le resplendissement de sa beauté, avec tout le message de beauté qu'il apporte par ses lignes. Lorsque la lumière s'est éteinte, le vitrail a cessé d'être visible, mais notre certitude reste là ; quoi qu'on puisse dire, nous savons que cette tache d'ombre sur la grisaille du mur, n'est pas une simple tache d'ombre ; que le moment viendra où de nouveau elle sera touchée par la lumière et deviendra éclatante de beauté et de sens.


Cela se produit à des instants bénis dans nos relations humaines. Nous sommes entourés d'êtres humains que nous ne discernons pas toujours dans la foule, qui sont anonymes, sans visage. Et puis un jour, pour une raison quelconque, nous voyons un visage s'éclairer et cette personne cesse d'être anonyme, d'être sans visage ; ensuite, la merveille de la découverte passe et la personne rentre dans le rang. Nous pouvons, évidemment, dire : "Ma vision a été illusoire, ce qui est vrai, c'est l'anonymat, c'est l'inexistence personnelle de cette personne." Mais nous pouvons aussi dire : "Ce que j'ai vu un instant est plus vrai que ce que je vois d'heure en heure. J'ai eu un instant de vision ; il me suffit pour croire à jamais qu'il y a dans cette personne ce resplendissement, cette grandeur, cette beauté, cette vérité."


Mais pendant de longues périodes nous sommes entourés par des personnes qui ne nous ont pas été révélées par Dieu de cette façon fulgurante. Nous pouvons alors nous appuyer sur la foi de l'Evangile. Si nous n'avons pas foi, nous devons nous rappeler que Dieu à foi, qu'il a créé cette personne dans un acte non seulement d'amour, mais de confiance, qu'il lui a donné la vie dans la certitude que ce n'est pas en vain, qu'il l'a appelée à l’existence parce qu'il a cru en elle et qu'il espère tout d'elle. Nous pouvons, de façon provisoire au moins, partager la foi de Dieu en notre prochain. Cette première approche est essentielle : si nous n'avons pas la foi en notre prochain, il nous est impossible de le supporter parce que même les aspérités les plus insignifiantes, même les difficultés que nous pourrions vaincre, deviennent invincibles et insupportables à l'instant où nous disons : "C'est là une situation définitive qui ne prendra jamais fin ; c'est là l'image définitive de la personne et il n'y a aucune raison de rien attendre." Si nous ne pouvons faire cet acte de foi, nous devons nous rendre compte que nous sommes en deçà de tout le message évangélique par rapport à notre prochain.


Le Christ a tellement cru en chacun de nous qu'il a accepté de vivre et de mourir dans la certitude que ce ne serait pas en vain. Quand nous refusons d'avoir foi en celui dont la présence, l'être, la conduite, nous offensent de la façon la plus cruelle, nous disons par implication: "Seigneur, tu t'es trompé; tu es mort en vain pour cette personne, comme tu l'as créée en vain." C'est dans ces termes que nous devons faire face à notre manque de foi et nous juger quand nous voyons uniquement la destruction, la corruption, le fait qu'il n'y a pas de Royaume de Dieu possible pour cette personne ou avec elle.


La seconde chose, le second trait des relations, c'est 1'espérance. La foi est une certitude de ce qui est invisible ou de ce qui l'est devenu après un instant de vision. L'espérance est cette certitude joyeuse, que l'invisible sera victorieux, qu'il est plus vrai que l’invisible, que je peux me reposer entièrement sur l'invisible et que si j'ai foi en lui, que si jamais mon espérance n'abandonne sa quête, l'invisible triomphera dans la personne et pour elle, dans la communauté et pour elle, dans nos relations personnelles. La foi est sévère, exigeante ; l'espérance introduit une étincelle de joie dans cette certitude et si deux personnes dans une communauté se trouvent à deux pôles différents de par leur vision, de par leurs convictions, de par tous les éléments humains qui les rendent difficiles ou quelquefois à peine supportables l'une à l'autre, la foi et l'espérance peuvent les maintenir ensemble jusqu'au moment où la percée sera possible, où une rencontre sera possible à un niveau tel qu'après cette rencontre, elles puissent se dire : "Quoi que tu sois, quoi que tu fasses, ma certitude est telle que je puis attendre à longueur de vie — jusqu'à longueur d'éternité — que tu sois pleinement réalisé à la gloire de Dieu."


Mais la foi et l'espérance sont des attitudes. Une autre chose doit aussi être réalisée dans la dynamique des relations humaines ; seulement, à moins d'avoir cette foi et cette espérance, nous ne pouvons pas atteindre à la qualité la plus centrale, je crois, dans la vie monastique, et la plus essentielle dans la vie chrétienne : la stabilité. Depuis des siècles on la définit en termes monastiques comme l'obligation de demeurer dans un lieu déterminé, mais ce n’est pas cela qui est le cœur de la stabilité. Elle est un état intérieur d'une certitude telle qu'elle rend inutile l'agitation, qu'elle nous établit là où nous sommes — au for interne d'abord, au for externe ensuite — dans la certitude que tout est là, que Dieu tout entier, que le Royaume tout entier est en nous, de façon virtuelle, germinale, peut-être, et autour de nous, que point n'est besoin d'aller le chercher ailleurs, que si Dieu n'est pas ici pour moi, il ne sera nulle part: si je ne sais pas le reconnaître là où je suis, je ne le reconnaîtrai pas non plus ailleurs.


La stabilité est aussi cette attitude qui fait que je n'ai besoin de changer ni de lieu ni de fonction; ni de système de relation à ce qui m'entoure : il suffit que je laisse Dieu entrer et devenir central; dès qu'il est au centre, tout s'agence rigoureusement autour de lui, de façon parfois austère, mais toujours dans une harmonie. Une fois que cet état de stabilité est réalisé, une fois que je me rends compte qu'aucun changement n'est utile, que la seule chose qui vaille est de continuer cette quête de Dieu, cette recherche du Royaume qui est d'abord en nous, mais qui se conquiert de vives forces, qui est donné mais qui doit être reçu héroïquement, nous pouvons poursuivre notre vie de relation.


Notre vie de relation se définira d'abord par l'écoute, par la contemplation, par le fait que nous devons apprendre à écouter et à regarder notre prochain, notre frère en religion, en chrétienté ou en humanité : l’écouter en vue d'entendre et de comprendre, regarder en vue de saisir et de comprendre également, percevoir l'autre.

Mais pourquoi, en vue de quoi? Cette question est d'une importance capitale, car ce n'est que si nous sommes orientés dans la direction voulue que cotte écoute, que ce regard attentif pourra être pour nous, pour l'autre, pour la communauté, un élément de salut.


Dans la profession monastique orthodoxe, l'une des questions que l'on pose au moine est la suivante : "Es-tu prêt à obéir jusqu'à la mort ? et "jusqu'à la mort" ne veut pas dire jusqu'au terme de ta vie, mais "quel qu'en soit le prix" — "à ton supérieur ou à l'un quelconque de tes frères ?" Voilà le cœur de la question.

Trop souvent nous essayons de comprendre notre prochain en vue de rendre notre vie plus facile : quand nous savons qu'il a tel ou tel défaut, nous essayons d'en faire le tour, de ne pas irriter ceux qui sont irritables, de ne pas provoquer ceux qu'on peut facilement provoquer, de ne pas causer de jalousie parmi ceux qui sont jaloux, et ainsi de suite. Mais cette façon de connaître notre prochain n'est pas la façon chrétienne.

Le but de la connaissance du prochain, d'un point de vue chrétien et monastique, c’est d’être pour lui un serviteur plein de compréhension, quelqu'un qui saura l'aider à atteindre le Royaume. C'est le prochain qui est au centre, et non pas moi ! Il suffit que vous vous souveniez de ce que le Christ nous dit dans la parabole du Bon Samaritain.

(Extrait des archives du Métropolite Antoine de Souroge: http://masarchive.org/Sites/Site/French.html)

 Retour menu précédent