Amour et sexualité (par Olivier Clément)

1. Quelques fondements théologiques et spirituels

Dans la théologie et la spiritualité orthodoxes, les approches de la sexualité sont complexes. D’une part s’imposent les paroles de re-création du Christ reprenant le texte de la Genèse sur l’homme et la femme qui, s’arrachant à la lignée, iront l’un vers l’autre comme deux personnes pour devenir une seule chair (Gn 2, 24 ; Mt 19, 5-6 ; aussi 1 Co 6, 16 ; Ép 5,31). S’impose aussi la parole de Paul, midrasch chrétien du Cantique des Cantiques, sur le mariage comme symbole de l’union du Christ et de l’Église.

Le mariage est donc, comme l’a écrit saint Jean Chrysostome, le « sacrement de l’amour » et la sexualité trouve son sens en perdant son autonomie dans la rencontre fidèle de deux personnes, rencontre dont elle devient le langage. La tradition, comme en Occident, insiste sur la fécondité nécessaire du mariage, sans y voir cependant la justification de celui-ci : à Byzance, le mariage des eunuques était autorisé !

La thématique du péché originel lié à la sexualité est absente de l’Orient chrétien : l’homme ne naît pas coupable, il naît pour mourir et c’est cette finitude close qui, barrant l’instinct d’éternité de l’image de Dieu en lui, suscite conduites de fuite et déviances.

Or, en Christ, la mort est vaincue, la vie surabonde, l’homme naît pour vivre à jamais et c’est pourquoi le rite magnifique du mariage apparaît comme une immense bénédiction de la vie. Cette positivité de la nuptialité explique que l’Église ancienne, en Orient comme en Occident, puis l’Église orthodoxe jusqu’à aujourd’hui, ait ordonné et ordonne au sacerdoce des hommes mariés.

On ne saurait trop souligner l’importance, dans la sensibilité collective, de la comptabilité ainsi affirmée entre la célébration des « mystères » et la vie conjugale. Et il est certain que la femme du prêtre s’associe, discrètement mais efficacement, au labeur pastoral de son mari.

Simultanément, le monachisme constitue, pour un orthodoxe, l’horizon de l’existence chrétienne, son irréductible ferment eschatologique. « Séparé de tous et uni à tous », le moine veut prophétiser, anticiper le Royaume où la génitalité n’aura plus de raison d’être car les hommes et les femmes, dit Jésus, seront comme des anges (Lc 20, 36). Dans ce contexte monastique, la plupart des Pères grecs, toujours lus attentivement en Orient, ont estimé : soit que l’éros n’avait aucune place dans la condition originelle de l’homme ; la femme n’aurait été créée qu’en vue de la chute, pour assurer, malgré la mort, la continuité de l’espèce, et la génitalité – totalement confondue avec l’éros – relèverait uniquement des « tuniques de peau » dont Dieu a revêtu l’homme et la femme exilés du paradis.

Dans ce cas, l’ascèse consiste à « dessécher » complètement l’instinct sexuel, grâce surtout au jeûne et à la veille ; —soit que l’éros originel n’ait pas eu d’expression génitale mais ait signifié la communion de deux corporéités lumineuses, une multiplication analogue à celle que certains attribuent justement aux anges (Grégoire de Nysse). Dans ce cas l’ascèse consiste en une transfiguration de l’éros, le désir, libéré de la génitalité, étant « rendu à son origine » (Grégoire Palamas) pour devenir désir de Dieu.

Au VIe siècle, après une véritable « révolution culturelle » réalisée par les moines, l’Orient a décidé de choisir parmi eux ses évêques, jusqu’alors possiblement mariés. Les périodes de jeûne et de continence se sont multipliées dans l’année liturgique, invitant tous les fidèles à une existence monastique temporaire.

Bénédiction de la vie et transfiguration « angélique » se sont tantôt opposées, tantôt complétées. La paternité spirituelle a porté la paternité (et la maternité) biologique et psychologique. L’obsession sexuelle a peut-être été moins pesante dans la chrétienté orientale que dans l’occidentale. Pour les moines, ses poussées sont tenues surtout pour des symptômes de surface dans une ascèse globale où les « passions-mères » sont la captativité et l’orgueil, elles-mêmes nées de « la peur cachée de la mort ».

Pour les laïcs, autant l’exemple monastique est abrupt, autant la miséricorde de l’Église relativise, sans l’escamoter, le péché sexuel : dans la Russie du siècle dernier par exemple, le péché social était tenu pour beaucoup plus grave.

C’est en Russie justement qu’aux XlXe et XXe siècles des théologiens et philosophes religieux laïcs ont développé et approfondi la notion de chasteté, surtout monastique jusque là, mais déjà appliquée au mariage dès le IVe siècle pour justifier l’existence d’un clergé marié. Définie comme « intégralité », la chasteté, véritable circoncision du cœur, signifie en effet l’intégration de l’éros dans la rencontre de deux personnes : soit du moine et de Dieu dans l’ascèse monastique, soit de l’homme et de la femme dans l’ascèse nuptiale.

L’amour, alors, est à lui-même sa propre fin, non comme clôture passionnelle mais comme fécondation réciproque (voir les analyses fines, un peu romantiques, de Paul Evdokimov dans Le Sacrement de l’amour et La femme et le salut du monde). En même temps, de 1890 environ jusqu’en 1922 en Russie, puis jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale dans l’émigration russe en France, ont foisonné des intuitions précieuses concernant I’éros et le féminin, intuitions qu’il faudrait reprendre aujourd’hui après la radicale purification d’une histoire démesurée : du mythe de l’androgyne et de la nostalgie d’une amitié « agapétique » entre l’homme et la femme (Soloviev, Berdiaev), à la célébration du sens profondément religieux de l’amour charnel (Rozanov), ou à la théorisation sublime et vaine du jeu de la Sagesse, de sa danse entre Dieu et la création (Soloviev encore, Florensky, Boulgakov ...) (Aux premiers siècles de l’Église, les « agapètes » étaient des couples monastiques qui vivaient comme frère et sœur.) 

2. La notion d’« économie »

L’idéal du mariage monogamique est le même dans l’Église orthodoxe que dans l’Église catholique. Il est peut-être plus accentué puisque le remariage d’un veuf (ou d’une veuve) exige normalement un rite pénitentiel. Et le prêtre, selon les prescriptions des Épîtres pastorales, doit être l’homme « d’une seule femme ». Un veuf remarié ne peut devenir prêtre. Un prêtre qui divorce est réduit à l’état laïc.

L’Église orthodoxe cependant estime que les règles ne peuvent s’appliquer d’une manière impersonnelle. Ce sont seulement, comme l’a dit un concile œcuménique, des « indications thérapeutiques ». Ce qui vient d’abord, c’est la personne et la communion des personnes. Le sabbat est pour l’homme et non l’homme pour le sabbat (Mc 2, 27). Telle est l’essence de la révolution évangélique. Les règles seront donc appliquées à des personnes par des personnes (le père spirituel et, finalement, l’évêque du lieu) selon le principe de l’« économie ».

L’économie désigne la relation de Dieu avec sa création, Dieu est l’économe de la maison du monde. Et toute son économie se résume dans le mystère du Christ. La croix pascale, la croix vivifiante, « jugement du jugement », révèle « l’amour fou » de Dieu pour les hommes. L’économie n’est donc pas une simple jurisprudence, c’est la force même de la résurrection qui permet de poser des règles non au-dessus mais à l’intérieur de la relation des personnes, à leur service et donc selon une certaine plasticité.

C’est ainsi que le droit canon orthodoxe (fondamentalement le même à travers la diversité des traditions locales) permet à l’évêque du lieu de constater, après enquête appropriée, qu’un mariage a cessé d’exister : une séparation durable, ou une destruction mutuelle, ou la folie d’un des deux conjoints, ou, comme l’a souligné le concile de Moscou en 1918, son apostasie au sens d’une attitude de persécution violente, autant de cas que l’on trouve mentionnés.

Le fondement évangélique de cette attitude se trouve en Matthieu 5, 32 et 19, 9, où la séparation est admise en cas de pornéia. On traduit généralement par adultère. Le sens est plus ample : la pornéia désigne l’objectivation de la sexualité, le fait que l’un, ou chacun, fait de l’autre l’objet, l’instrument de son plaisir. Ce peut être une complicité, ce n’est plus la rencontre de deux personnes.

Ainsi l’Église n’approuve ni n’encourage le divorce, elle peut, dans certains cas, constater la séparation des personnes et la mort de leur amour (non au sens passionnel, certes, mais au sens d’un grave et noble engagement qui veut le respect et la tendresse).

Les divorcés ne sont nullement exclus de la communion, après une nécessaire pénitence. Et l’Église peut bénir un second et même un troisième mariage, toujours dans une tonalité à la fois miséricordieuse et pénitentielle. Mais non un quatrième ! La « tétragamie » de l’empereur Léon le Sage (sage oui, mais non avec les femmes, comme Salomon) provoqua la vive opposition de l’Église. « Un premier mariage se fait en pleine conformité avec la règle» écrivait au IVe siècle saint Grégoire de Nazianze ; « un second est toléré ; un troisième accepté mais tenu pour néfaste ; quant à un mariage ultérieur, il tient des mœurs des pourceaux ! ». Bien entendu, en cas d’adultère, seule la « victime » devrait pouvoir se remarier, précisent les canons. Mais l’économie, qui est aussi connaissance désabusée des êtres humains, constate qu’on ne peut guère, le plus souvent, déterminer ici l’innocent et le coupable.

Ceci dit, il faut constater que les familles orthodoxes sont généralement stables et fécondes. Les prêtres sont parfois de véritables patriarches, avec une bonne dizaine d’enfants. L’un d’eux, en Roumanie, qui a six garçons et cinq filles, me disait récemment : « C’est très commode, on n’a pas à s’occuper des petits, ce sont les plus grands qui les instruisent ! » En Russie, où, dans les villes du moins, les couples sont très instables et la natalité presque nulle, les chrétiens portent humblement témoignage par un exemple de fidélité et de fécondité (sans atteindre les chiffres que j’ai mentionné pour certaines familles sacerdotales, ils ont souvent quatre ou cinq enfants).

La famille orthodoxe russe se caractérise ainsi par une sorte d’érotisme fécond, un mélange de pudeur et de simplicité. C’est une famille ouverte, d’ailleurs, où les amis vont et viennent. Le dimanche, après la longue liturgie eucharistique, et jusque tard dans la soirée, parents, grands-parents, collatéraux et connaissances anciennes et nouvelles forment une sorte de conglomérat chaleureux, discrètement dominé par la figure de la mère. 

3. Le sens et la nature

L’Église orthodoxe refuse l’avortement, plusieurs canons conciliaires sont explicites sur ce point. Une démarche pénitentielle est demandée, mais la prière prononcée finalement sur la femme est analogue à celle qui doit suivre une fausse couche : archaïsme que l’Occident aussi a connu. En Grèce et dans l’Europe du Sud-Est, sous un strict discours de type juridique identique à celui de l’Église catholique, la pratique est très libre (comme d’ailleurs en Pologne), reste de l’autonomie secrète et farouche des femmes dans les vieilles paysanneries, apparition surtout d’une modernité brutale où les femmes ne connaissent pas d’autre moyen anticonceptionnel que l’avortement.

Cependant, de plus en plus, il arrive que des évêques, des prêtres et surtout des médecins orthodoxes, sans le moindre laxisme, adoptent un langage marqué par la compréhension et la miséricorde. Où nous retrouvons la problématique de l’économie. La femme n’est pas tenue pour plus responsable que l’homme et, parfois, que la société. On lui représente que l’avortement est une affaire grave, non parce qu’il s’agit d’un interdit, mais parce qu’il lèse secrètement, surtout s’il se répète, et si bénin physiquement qu’il puisse sembler aujourd’hui, sa féminité profonde, puisque le corps symbolise l’âme et que l’âme et le corps de la femme sont faits pour accueillir ce petit hôte inconnu, serait-il encore inaperçu.

Pourtant, si les avortements de convenance sont strictement refusés, des situations de détresse peuvent se présenter où l’avortement apparaît comme un moindre mal. Compte beaucoup aussi l’attitude du prêtre et de la communauté pour prendre moralement en charge une mère célibataire

En ce qui concerne les pratiques anticonceptionnelles, l’Église orthodoxe, en général, se contente de rappeler le sens de l’amour, sa normale fécondité, mais laisse le choix des méthodes à la conscience et à l’accord de l’homme et de la femme, avec l’aide, s’ils le souhaitent, de leur père spirituel. À propos d’Humanae Vitae, le patriarche de Constantinople Athénagoras Ier, ami de Paul VI, a déclaré qu’il comprenait et approuvait l’intention profonde de l’encyclique mais trouvait détails et recettes inutiles.

L’Église, a-t-il dit, doit faire comprendre aux hommes et aux femmes de ce temps que l’amour est possible, que la vraie rencontre veut la fidélité (mais un échec n’est pas irrémédiable), que la puissance amoureuse de l’homme peut ainsi se transfigurer, que pareil amour ne peut être que fécond, spirituellement et (ou) charnellement ; au-delà, disait le patriarche, « si un homme et une femme s’aiment vraiment, je n’ai pas à entrer dans leur chambre, tout ce qu’ils font est saint ».

La régulation des naissances par diverses méthodes est un acquis irréversible. Les méthodes dites « naturelles », préconisées par l’Église catholique – et les écologistes, je crois – sont excellentes mais elles sont loin d’être toujours efficaces et, pour certaines d’entre elles, exigent de la femme une préoccupation de sa sexualité qui risque d’objectiver celle-ci et donc confine à la pornéia. Les autres méthodes sont un moindre mal et chacun, chacune, chaque couple doit choisir selon son expérience : en évitant, me semble-t-il, les méthodes qui impliquent de « petits avortements ».

Ce qui fait difficulté aux orthodoxes, chaque fois qu’ils étudient ces problèmes, c’est la notion de « nature » qui sert de référence aux prises de position du magistère catholique dans ce domaine. Pour la tradition orientale en effet, ce que nous appelons habituellement la nature est en réalité un mélange plastique de vie et de mort où l’homme doit agir pour accroître les possibilités et les chances de la vie. Et il peut agir parce qu’il est une personne qui, enracinée dans le Christ vainqueur de la mort, transcende la « nature » et peut partiellement se libérer de ses contraintes. Le critère, pour un chrétien, n’est donc pas la nature mais la personne et l’amour.

À propos de la « pilule », le P. Jean Meyendorff me disait : « Est-elle plus opposée à la nature que le cachet d’aspirine que je prends lorsque j’ai mal à la tête ? » Je pense qu’elle l’est moins puisqu’il s’agit d’un concentré de l’hormone qui empêche une nouvelle fécondation lorsqu’un embryon est en voie de nidation. La réponse aux pratiques anti-conceptionnelles n’est donc pas dans un appel à la nature assorti de recettes, mais dans un appel à la foi et à l’amour.

Oui, la femme est désormais maîtresse de sa fécondité (et pas seulement l’homme, comme c’était le cas au XIXe siècle, ce pourquoi souvent, en France du moins, il n’allait plus à l’église !). Mais une femme qui aime vraiment aura tôt ou tard le désir d’avoir un enfant de l’homme qu’elle aime (et l’on peut dire la même chose de l’homme), elle portera dans la gratitude et la foi cet enfant dont la présence, longtemps, ne se fait guère sentir, elle fera confiance à la vie parce qu’elle sait que le Christ est ressuscité.

La réponse au nihilisme s’appelle la foi. Les interdits ne font que le renforcer et s’ensablent dans la dérision. Les orthodoxes n’ont guère étudié jusqu’à présent – sinon au Séminaire Saint-Vladimir, à New York – les problèmes de bioéthique, qui sont un luxe de pays riches. Les manipulations génétiques provoquent l’horreur des moines athonites, qui y voient l’ultime expression de l’« hérésie » occidentale.

Les problèmes des « mères porteuses » ou des donneurs anonymes de sperme ne soulèvent ni grand intérêt ni véritable réprobation dans les milieux orthodoxes. II faut aimer tous les êtres à travers même le monstrueux, et personne n’est maudit ; peut-être certains cas exceptionnels pourraient-ils être pris en considération, dans le secret des consciences et la discrétion des entretiens spirituels. Mais enfin, avons-nous tellement de temps à perdre, et ces discussions sans fin entre moralistes qui veulent tout prévoir ne sont-elles pas une fuite devant l’essentiel ?

(Reproduit da la revue Contacts, vol. 42 - no. 150 - année 1990)

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