Amour - Mariage et sexualité (par Sophie Stavrou)

En observant les deux premiers termes proposés – amour et sexualité –, on est frappé par leur dissymétrie. D’un côté, amour, agapè, un mot magnifique, une épithète divine, une vertu, un sentiment célébré par tous les poètes ; de l’autre, sexualité, terme technique, mot médical à l’origine, apparu seulement au XIXe siècle. Cette disparité est le signe d’un hiatus qui sépare ces deux termes, qui pourtant devraient être liés si on voit dans la sexualité le langage des corps pour exprimer l’amour.

Ce décalage est double. Il provient d’une certaine vision de l’Église qui a suspecté la sexualité d’être marquée du péché et a donné comme modèle l’abstinence monastique, où l’ascèse a pour but de maîtriser et de sublimer le désir sexuel. Certaines tendances caricaturales, qui ont fait des fidèles mariés des chrétiens de seconde catégorie, laissent de l’Église une image rébarbative qui prône le mariage et interdit le plaisir aux époux, en décalage avec les modes de vie de la société contemporaine.

Pourtant on y retrouve la même tension : l’amour, dernier absolu, quête du grand bonheur : la littérature à l’eau de rose où la bergère trouve son prince charmant. De fait on se marie toujours et on divorce beaucoup… La rencontre amoureuse, si fugace soit-elle, est une étreinte des corps. Si une certaine morale chrétienne a voulu faire taire le langage des corps, aujourd’hui on les fait parler, même quand ils n’ont rien à dire. Enfin la sexualité devient un plaisir : aimer devient un absolu, sans la nécessité d’un autre à qui on donne son amour, à qui on se donne, mais l’amour s’identifie au plaisir qui se prend quand on fait l’amour.

Comment résoudre cette double tension ? Comment créer une harmonie entre amour et sexualité ? Comment, dans une relation amoureuse, être à la fois chrétien et de plein pieds dans la société contemporaine ?

1. Rencontre de l’être aimé et rencontre du Christ

La découverte de l’amour et du désir est souvent l’occasion du premier questionnement existentiel pour de tous jeunes gens. Ils ont gardé la fidélité enfantine à l’Église ou, au contraire, l’ont rejeté comme tout ce que semble leur imposer leurs parents, ou encore ils n’en ont jamais entendu parler. Mais la force de l’amour remet en cause des cloisonnements confortables : impossible de cantonner cette force dans un coin de son cœur.

Quel sens donner à cet amour ? Quelle place prend-il dans leur vie ? Quel regard porter sur l’être aimé ? Émerveillés par ce mystère de l’amour qu’ils découvrent, ils peuvent pressentir au delà, un autre mystère, à travers la beauté de l’être aimé, la source de toute beauté. En aimant, ils s’ouvrent d’une manière nouvelle à l’amour de Dieu.

À cet instant l’Église a un rôle crucial à jouer pour les accueillir. Si elle apparaît comme une instance religieuse qui légifère sur le permis et l’interdit, et en conséquence accueille ou repousse, elle se présentera comme un carcan moral dénué de signification qui tue l’amour par la loi. Ces jeunes gens encore fragiles se détourneront d’elle pour longtemps, voire pour toujours.

Au contraire, si l’Église, la paroisse, est un lieu accueillant, si elle rayonne de l’amour du Père pour ses enfants adoptifs, si elle nous apprend l’amour absolu du Christ, si elle nous console dans la douceur de l’Esprit Saint, elle donnera à l’amour humain une autre perspective, source d’une grande joie et d’une exigence nouvelle.

En effet, croire dans l’amour infini de Dieu, dans le Christ qui s’est fait homme, qui est mort et ressuscité, bouleverse la vision que nous avons de l’être aimé. Voir l’autre dans la lumière de la Résurrection et du Royaume à venir rend impossible de le considérer uniquement comme un corps qui va vieillir et mourir, et nous offre le dépassement de la dualité entre éros et thanatos.

Ce n’est plus l’ivresse du plaisir charnel qui nous offrira un échappatoire fugace au désespoir de la mort, ni même la continuité familiale à travers les enfants qui adoucira notre fin. Voir dans l’être aimé une personne, avec son mystère irréductible, créée à la l’image de Dieu et appelée à ressusciter donne un élan nouveau à l’amour humain qui l’ouvre à l’amour de Dieu.

Cet élan ouvre un chemin dont le terme se dérobe toujours, un chemin vers Dieu grâce à l’être aimé et avec lui. On peut alors employer toutes les images du cheminement : on trébuche, on s’égare, on tombe souvent, mais quelques soient les vicissitudes, si on regarde celui qu’on aime corps, cœur et âme unis dans la lumière de la Résurrection, on saura qu’aimer, ce n’est pas posséder mais se livrer avec infiniment de tendresse et de respect au mystère insondable de cette autre personne qui nous mène au mystère de Dieu.

C’est une voie difficile, intenable, sans cesse on déforme on pervertit cet élan amoureux. Il y a l’usure du quotidien, l’exigence ascétique de fidélité, toutes les tentations de captation de l’autre : jalousie, possessivité, instrumentalisation… Il aurait de quoi céder au découragement si on oubliait l’amour du Dieu Trinité, si on oubliait la parabole du Fils prodigue.

2. Pourquoi encore se marier ?

Tâche difficile que de parler du mariage qui, en littérature, est avec la mort un des dénouements convenus aux aventures des héros. De fait, le mariage a longtemps véhiculé l’image d’une institution conventionnelle et conservatrice, bourgeoise, qui a plus à voir avec le contrat social qu’avec l’amour. Dès lors, pourquoi se marier ? " Notre amour ne concerne que nous, se diront bien des jeunes gens, c’est notre secret et il n’a que faire du conformisme social. "

La chance de notre époque, la liberté et l’exigence qui en découlent, viennent de ce que l’Église ne joue plus le rôle de garant de la moralité sociale : plus de mariage obligatoire, cohabiter n’entraîne plus de bannissement familial et social. Le mariage, débarrassé de son rôle d’état civil, reprend toute sa dimension de sacrement. Pour un couple qui s’avance sur la voie étroite et exigeante dont nous avons parlé, le mariage, « sacrement de l’amour » (saint Jean Chrysostome, repris par Paul Evdokimov comme titre de son livre sur le mariage), est la sanctification de leur amour dans sa totalité par la grâce du Saint Esprit.

La sexualité est un des langage de l’amour humain. Dans le sacrement du mariage elle est bénie. Il n’y a donc pas de dichotomie entre l’amour spirituel et charnel, mais ici aussi un cheminement vers l’harmonie et pour certains vers un dépassement de ce clivage pour s’approcher d’Adam et Ève au Paradis : « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et restera attaché à sa femme et tout deux deviendront une seule chair. Et tous deux étaient nus, Adam et sa femme, et ils n’avaient pas honte. » (Gn 2, 24-25). Désormais, les enseignements et les règles morales de l’Église commencent à se charger de sens, et ils en acquièrent progressivement pour chacun des époux au cours de son cheminement.

Je voudrais m’arrêter un instant sur l’office du mariage pour montrer comment les gestes de la célébration donnent aux corps des époux toute leur dignité. Les vêtements de fête, l’anneau au doigt, les têtes couronnées exaltent leur beauté royale. De même la coupe de vin partagée par les époux se répand dans leurs corps, et en faisant trois fois le tour de la table placée au milieu de la nef, ils dansent dans l’église.

Comme le baptême, le mariage célèbre une naissance à une nouvelle vie où le corps, plein de la présence du Saint Esprit, a sa place Tout est sous le signe de l’échange et du partage entre les deux époux, mais ils font le tour de la table trois fois : le passage du deux au trois manifeste cet élan vers Dieu.

Par le sacrement du mariage, les époux sont appelés à découvrir une autre beauté, une beauté de communion aux autres et en Dieu, une beauté qui est charnelle mais aussi lumineuse, qui atteint les sens pour les dépasser, les éveiller à un autre ordre, un ordre spirituel, à l’image de Marie Madeleine, la prostituée, qui se convertit au Christ par des gestes pleins de tendresse (cf. Lc 8,36-50).

Pour terminer, je voudrais m’arrêter sur le terme de chasteté, ingrat, galvaudé et souvent mal compris comme synonyme de continence, en faisant simplement deux remarques étymologiques : castus en latin signifie entier, intègre, sans partage ; pour le terme grec sôphrosunè, Paul Evdokimov propose le sens de « sagesse totale », qui intègre tous les éléments de l’existence. Ainsi l’éros, l’énergie sexuelle, est appelé à s’affranchir de l’animalité, à s’humaniser et à entrer dans le spirituel par la dynamique ascendante de la conversion.

Intervention sur le thème : «  Quelle vision de l’amour
et de la sexualité aujourd’hui » au XIIe Congrès orthodoxe
d’Europe occidentale (29 octobre-1er novembre 2005).
Publié dans Contacts (Revue française
de l’Orthodoxie), No 213, 2006.

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