Eglise chrétienne orthodoxe par Michel Stavrou

Eglise orthodoxe et sa vocation

L’époque où nous vivons aujourd’hui, en cette aurore du troisième millénaire, est celle de grands bouleversements dus aux mutations technologiques, politiques et économiques des dernières décennies du siècle précédent. Nous sommes engagés dans un processus irréversible, celui de la mondialisation, soutenu par une révolution technique et électronique, en informatique et en réseautique avec le développement exponentiel de l’Internet et des technologies de pointe.

La mondialisation crée à l’échelle mondiale une méga-société en réseau, à l’image des sociétés d’informatique où chaque analyste programmeur est relié à son équipe de travail par l’intermédiaire de son ordinateur : plus q’une image, il s’agit du paradigme même de la société mondialisée où nous entrons.

Dans ce contexte mondialisé, se pose à nouveau la question du sens ultime de notre existence et de celle du monde. Dans l’époque actuelle de post-modernité, s’impose le rejet de tous les systèmes de valeurs et idéologies qui par le passé voulaient s’imposer au monde. Avec le constat d’un certain abandon des religions traditionnelles, que l’on prétend rétrogrades et dogmatiques ; on note aussi une certaine défection dans  la foi naïve dans le modernisme, qui allait  d’ailleurs souvent de pair avec un scientisme humaniste et un laïcisme sectaire.

Au sein de notre société, il existe pourtant une vraie faim spirituelle, notamment chez les moins de 30 ans. Le religieux retrouve parfois une place, mais de manière ambiguë et contestable ; la pratique des religions traditionnelle s’effondre.

Face à la situation de reconfiguration radicale du monde et aux crises de mutation qui l’accompagnent, nous devons, pour aborder les défis du temps présent, tenter tout d’abord de revenir à des questions simples : que signifie pour nous l’église ? Quel est son être profond et quelle est sa vocation ?

Nous plaçons notre foi en l’église. Celle-ci apparaît non comme une entreprise humaine mais comme un don de Dieu reçu de façon communautaire par l’assemblée de ceux qui ont été appelées par lui.

Et comment l’église nous offre t-elle cette vie en Dieu ?

 L’église nous offre cette vie en Dieu, à travers le rassemblement eucharistique, qui commence, par la lecture de la parole de Dieu, et s’achève dans la communion aux saints dons du pain et du vin, changés en Corps et Sang du Christ par l’Esprit Saint, à la demandé de la communauté.

L’eucharistie est toujours célébrée au nom de l’évêque du lieu, afin de certifier et signifier la communion entre la communauté d’un lieu et toutes les autres églises situées aussi bien dans l’espace (conciliarité) que dans le temps (apostolicité).  

Ainsi se trouve respecter la catholicité de l’église, le fait que l’unité et la diversité se conjuguent en un lieu donné, dans la plénitude de vie reçue d’en haut.

L’église peut donc être concrètement définie comme une communauté qui se rassemble pour célébrer l’eucharistie, avec tout ce que cela présuppose et tout ce qui en découle…. 

Cela signifie deux choses :

1/ en puisant son être dans son état futur, l’église goûte réellement déjà aux prémices du Royaume. Le rassemblement eucharistique, est une image de la convocation des nations lors du jugement dernier. A la lumière des derniers jours (eschata), l’église, dans son être véritable, est le peuple de Dieu rassemblé de toutes les nations, de toutes les conditions humaines, de tous les temps.

2/ En tant qu’icône, du Royaume de Dieu, l’église ne s’identifie pas avec son prototype ; elle se distingue du Royaume qui représente l’avenir : nous ne sommes pas encore du ciel ; l’église est donc en marche vers le royaume, portant ce trésor qu’est la réalité du Royaume comme « des vases d’argile » (2, Cor 4,7).
 

Vocation de l’église

L’église est divino-humaine. Elle n’est pas simplement divine. Dieu a besoin des hommes. Nous ne vivons que par Dieu, et pour Notre Dieu, et pour que tout homme devienne lui-même et s’accomplisse en Dieu. L’église n’est pas seulement la convocation du peuple de Dieu, et elle est aussi sa dispersion dans le monde pour ecclésialiser celui-ci. La fin de la liturgie le révèle clairement : ‘’sortons en paix, au nom du Seigneur’’. C’est donc que sortir aussi n’est pas un acte post-liturgique, mais fait partie intégrante de la liturgie eucharistique, appelée à se prolonger en nourrissant chaque instant de notre vie.

Comme le souligne Saint Grégoire de Nysse, le Christ n’est pas accompli au plan humain tant que tous les hommes ne sont pas incorporés en lui.  Non seulement, l’Esprit Saint a formé le Christ lors de l’incarnation, mais agissant toujours sur l’histoire, il fait croître encore son Corps et le rassemble en tant qu’église. L’église, Corps du christ est donc une dynamique en cours de réalisation jusqu’au dernier jour.

A cette approche correspondent les images bibliques de l’église Peuple de Dieu en marche vers le Royaume, de l’église « cité sainte » qui s’édifie sur la pierre d’angle qu’est le christ et qui s’organise en vue de l’avènement du Royaume de Dieu (Eph 2,22 ; 1 Cor 3,16), de même que l’église épouse du Christ, qui se prépare au face à face, à l’union nuptiale avec son époux céleste.

Ecclésialiser la vie

L’église est appelée à être le bon levain dans la pâte du monde pour faire advenir le règne de Dieu sur terre. Eglise et monde sont des réalités coextensives.

De même que le Christ s’est offert en oblation, l’église qui est son Corps existe non pas pour elle-même, mais pour le monde que Dieu à crée par pure bonté, et qu’il destine à une communion plénière avec lui, au banquet des derniers jours qui est le terme de l’histoire.

Ecclésialiser la vie, mot d’ordre des fondateurs de l’ACER, pour souligner qu’aucun aspect de la vie ne doit échapper à la christification qui découle de notre participation commune au banquet eucharistique.

En même temps, le processus d’écclésialisation de nos cœurs, et du monde que nous portons, ne va nullement de soi ; s’il est mené par l’Esprit Saint, il demande aussi notre part de collaboration active dans l’ascèse patience et la prière face aux résistances inévitables du monde déchu auquel nous avons encore part nous aussi.

L’ascèse représente ce travail intérieur sur nous-mêmes pour nous libérer de l’emprise fascinante qu’exercent sur nous les personnes et les êtres, afin qu’ils deviennent non plus des idoles mais des « théophanies.

L’église tire son être du Royaume à venir « qui n’est pas de ce monde » (Jn 18,36), elle se heurte donc nécessairement au monde, et représente pour lui un corps inassimilable qui ne saurait coïncider avec aucune institution humaine. Nous sommes des pèlerins de passage ici-bas, dans le monde, mais non pas du monde. 

 
L’inculturation est une des exigences de l’incarnation.

A toutes époques et en tout lieux, pour relever le défi principal qui correspond à sa vocation, à savoir la mission, l’église est appelée à engager une ecclésialisation de la culture, qui se fait  idéalement à travers un processus que l’on appelle : l’inculturation. Celle-ci représente une dynamique à travers laquelle le message de l’évangile et de la tradition entre dans une culture locale, s’y inculture précisément.

La culture qui représente en somme la manière dont un groupe humain perçoit, exprime et vit finalement la réalité, se voit ainsi transformée et jusqu’à un certain point évangélisé. L’inculturation est une exigence du dogme même de l’incarnation : « le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». C’est le modèle de toute inculturation.

Le fait que Dieu soit entré dans un peuple particulier, ne doit pas laisser croire que Dieu aurait sanctifié une culture spécifique, la culture juive en l’occurrence, par laquelle il faudrait donc passer pour être sauvé. Dans la constitution de l’église, la place de l’Esprit Saint est essentielle : c’est le Saint Esprit qui lui permet d’être eschatologique (orientée vers l’accomplissement de l’histoire), et par conséquent, d’être inclusive, ouverte à toutes les cultures comme en témoigne l’évènement de la multiplication des langues à Pentecôte.

Il n’y a pas de doute que lorsque l’inculturation est réussie, elle correspond à l’attitude la plus féconde pour la mission ecclésiale.

Le discernement que l’église doit apporter dans ce processus est capital. Il consiste à s’assurer, par la référence aux repères fondamentaux de la Tradition dogmatique et liturgique, que les formes culturelles nouvelles peuvent suivre et respecter la perspective existentielle fondamentale qu’apporte l’évangile.
 

Un nécessaire renouveau de la conscience théologique

A la lumière des crises récentes et des tensions qui existent encore souvent entre des églises sœurs, on constate que les structures ecclésiologiques actuelles sont davantage justifiées par des situations sociopolitiques héritées du passé, que par des décisions conciliaires reflétant une théologie. Or cet immobilisme est en  décalage complet avec le monde à évangéliser.

L’orthodoxie mondiale, ressemble aujourd’hui à une confédération d’églises qui n’ont guère entre elles que d’autre lien que celui de la foi et des sacrements.

On est bien forcé de constater, que malgré le concert unanime de louanges qui saluent le retour à une ecclésiologie centrée sur l’eucharistie et malgré un renouveau indéniable dans plusieurs églises autocéphales comme le patriarcat d’Antioche, cette ecclésiologie n’est généralement pas reçue ni appliquée. On observe des dichotomies affligeantes qui opposent dogme et vie spirituelle, ecclésiologie et droit canon, ou encore théologie et histoire. Tout cela conduit à une disqualification de la théologie par rapport à la vie, y compris à la vie de l’église.

Le métropolite Jean de Pergame note lui-même en ce sens : « les évêques sont devenus des administrateurs et c’est presque une disqualification pour eux s’il leur arrive d’être théologiens. Tout cela conduit à une marginalisation de la théologie par rapport à la vie, y compris à la vie de l’église ».

Un autre souhait serait d’éviter de faire de notre théologie une arme contre les traditions hétérodoxes avec l’orgueil des bien pensants. Il ne s’agit pas de relativiser le dogme, mais de le ramener à sa source vive plutôt que de le réduire à l’instrument d’une logomachie stérile.

Or la vraie théologie, nous la trouvons dans la rencontre avec le Christ et dans la contemplation de son mystère. Notre travail théologique s’inscrit dans le fleuve d’expérience de la communion des saints et ne peut se limiter à édifier les blindages théologiques d’un ghetto confessionnel.

Si nous confessons la foi orthodoxe, nous devons être plus attentif à l’incarner en vérité qu’à déceler la paille dans l’œil des frères séparés…Aussi l’orthodoxie que nous vivons doit être à la hauteur de celle que nous proclamons. 

 
Le renouveau liturgique

 

La liturgie n’est pas une évasion hors du monde mais une transformation continuelle de notre vie, en tant que membre du Corps du Christ. Sa célébration doit être ordonnée à son essence profonde.

Or il nous faut admettre, que bien des fois, l’eucharistie n’est plus perçue comme une icône du rassemblement du peuple de Dieu des derniers jours, autour du Seigneur qui vient, mais comme une chose sacrée qui comble une piété individuelle, comme un moment d’évasion ou le fidèle se réfugie en Dieu.

La signification des gestes, des signes, des paroles des offices, souvent même de la langue, pose des problèmes. Beaucoup de fidèles et de pasteurs confondent Tradition et pétrification, considèrent la liturgie comme un bloc intangible, alors qu’une actualisation avisée dans le monde de célébration serait la bienvenue comme il s’en est fait à toutes les époques. La vie liturgique devrait s’accompagner en tout cas d’un effort de catéchèse qui insiste sur la signification théologique des offices.

La réponse aux défis lancés à l’église par le monde actuel ne peut venir fondamentalement que des communautés eucharistiques elles-mêmes où l’église se manifeste en plénitude. Dans la culture ambiante anthropocentrique et individualiste, seule une affirmation de l’évangile, vécu sans compromis, peut offrir une réponse aux attentes presque inconscientes qui habitent les cœurs de nos contemporains.

La mission devrait avoir pour point de départ des espaces communautaires socialement bien implantés, soudés et visibles, élaborant une culture chrétienne ouverte, nourrie de l’évangile, de la liturgie et de la Tradition ecclésiale, attentive au langage, à la culture et aux interrogations de nos contemporains.
 

Vivre d’abord la catholicité dans les paroisses

Le premier espace naturel de préparation à la mission est donc la paroisse.

Le témoignage premier de la paroisse, comme communauté eucharistique, est d’être un signe, un sacrement de la vie divine reçue du Christ ressuscité, avant même que soit envisagé quelque qu’action dans le monde. Nos paroisses doivent donc demeurer des lieux ouverts et accueillants. C’est d’abord dans la paroisse que peut se vivre la catholicité dans l’unification de tous en Christ à la table eucharistique, si bien que la catholicité peut aussi rayonner dans le monde. « Seule la vie de la paroisse, note Christos Yannaras, peut fournir une dimension sacerdotale à la politique, un esprit prophétique à la science, une attitude philanthropique à l’économie, un caractère sacramentel à l’amour ».

Les monastères comme lieu de ressourcement et de témoignage ont un grand rôle à jouer.

Les moines sont appelé à témoigner de la venue du Royaume de Dieu, en vivant dans un repentir continuel la réalité du vieil homme déchu qui gît en nous, mais en vivant aussi dans l’humilité et la joie la réalité nouvelle du salut en Christ. Par leur dépouillement et leur disponibilité à Dieu et au prochain, les moines portent un témoignage évangélique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’église que dans la société où ils doivent apparaître comme des énigmes. Ils sont les témoins de l’amour de Dieu et de la gratuité de la foi, dans un monde obsédé par l’utilitarisme et l’activisme.

Les groupes de rencontres, comme l’ACER-MJO, ont un précieux rôle à jouer en aidant les fidèles à prendre conscience du fait que l’église est catholique, conciliaire parce qu’eucharistique. Cela aide chacun à sortir de son esprit de clocher, de la routine, du phylétisme et à discerner sa vocation particulière dans l’église et la société. 

Une présence prophétique dans la société

Comme le souligne Olivier Clément : « les chrétiens peuvent, avec une humble force, susciter un certain sens, un certain feu, une certaine lumière. S’ils ne le font pas, s’ils ne savent pas trouver leur place dans la société sécularisée, ce sera laisser la place aux pseudo-religions » ;et puisant son énergie dans le foyer eucharistique, source première de la mission.

Ni le communautarisme, ni le piétisme individualiste ne saurait approprier pour une telle mission. Seule des  personnes en communion peuvent rayonner, et leur témoignage prendra une forme prophétique par une parole ou une œuvre d’éveil qui « fasse la vérité », ou par des actions concrètes qui mettent l’évangile en actes.

Chaque chrétien, au terme de la liturgie eucharistique, est appelé à rayonner la Christ à travers ses activités dans le monde, qui devrait constituer « une liturgie après la liturgie ».

D’abord témoigner la joie et la confiance en l’avenir, puisque le Christ est ressuscité, ensuite montrer un intérêt réel pour tous ceux et toutes celles qui nous environnent.

Il s’agit d’un effort continuel pour aider les personnes humaines à se libérer des situations d’injustice, de servitude, d’angoisse, et de solitude, en suscitant la communion des personnes.

A travers l’église, c’est le monde entier lui-même que Dieu renouvelle.

L’église, dont nous sommes membres, et dont nous favorisons la croissance peut nous apparaître comme cette femme âgée au visage toujours jeune dont parle le pasteur d’Hermas aux 2° siècles. Mais à travers l’église, c’est finalement le monde entier que Dieu renouvelle pour le préparer aux noces de l’agneau, au grand mystère « caché depuis la fondation du monde » (Mt 13,35). Et ce renouveau, Dieu vient l’accomplir avec nous, avec son peuple.

Dès lors, le défi qui est lancé à l’église, en ce début de 3° millénaire où nous voyons le monde engagé dans une mutation irréversible, nous concerne tous, à al fois collectivement et personnellement.

Chacun d’entre nous, en tant que baptisé membre du peuple de Dieu,  est appelé à œuvrer pour rendre présente l’église dans son cœur, dans sa famille, à son travail, dans sa vie entière ; et à partir de sa communauté eucharistique ou il puise la vie en christ ; ainsi l’église sera-t-elle plus manifesté dans le monde.

La référence au passé, aux racines nationales, aux atavismes familiaux, qui nous est si chère dans l’orthodoxie, n’a finalement qu’une importance relative ; elle n’a de prix que si nous savons en faire l’offrande à Dieu, car c’est cela même faire « eucharistie » ; alors tout apparaîtra transfiguré, beaucoup de scories se détachent, et il ne reste plus que la saveur de l’évangile dans la souffle vivant de la Tradition et le parfum du Royaume.

(Propos de Michel Stavrou)

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