Souffrance chrétienne
Médecin
devant la Souffrance
Devant
la tragédie de la souffrance, toute dissertation semble inopportune. La seule
démarche qui convient est de lutter contre elle. C'est pourquoi le discours du
médecin sur ce sujet est nécessairement plus pragmatique et plus nuancé que
celui des philosophes, car son devoir est de guérir. Cependant pour mieux
soulager celui qui souffre, il faut tenter de mieux circonscrire la souffrance.
Nous tenterons de le faire par une réflexion fondée, avant tout, sur
l'expérience, bien que, en préambule, il nous apparaisse nécessaire de rappeler
deux points que l'Ecriture et les Pères
nous enseignent. D'abord que la souffrance exprime la conséquence d'un
événement tragique lié au mauvais usage originel de la liberté de l'homme.
Ensuite, qu'elle n'est pas, pour autant, un tribut à payer à un Dieu justicier
implacable. Cette exonération de la culpabilité est formulée clairement par le
Christ Lui-même (Jn 9,2; Luc 13,1-5).
Une
démarche thérapeutique binaire
Contrairement
à ce que les détracteurs du Christianisme peuvent affirmer, la sollicitude du
Père, en la Personne du Fils qui prend notre condition terrestre et qui vient
nous guérir, apaiser et consoler ceux qui souffrent, dénonce, clairement, toute
forme de sadomasochisme, de dolorisme et de fausse culpabilité, dans la
relation de la créature à son Créateur. Bien au contraire, le Christ est le Bon
pasteur et le Médecin suprême qui invite tout homme à « guérir » les
malades, à soigner les lépreux et à ressusciter les morts.
Ainsi,
tout soignant, à son niveau, participe à la miséricorde du Christ.[...] Si sa
première action contre la souffrance consiste à agir dans l'urgence selon des
protocoles expérimentés, il doit ensuite s'intéresser à la singularité de son
patient et s'appliquer à restaurer en lui, le désir de guérir et de vivre, dans
une recherche de sens. L'important dit Sénèque, n'est pas que tu souffres mais
dans quel esprit tu souffres.
Soigner
implique donc une attitude indissociablement binaire où la science et l'acte
purement médical servent de socle à la lutte personnelle du malade, où la grâce
divine peut s'insinuer. C'est une démarche thérapeutique qui remonte aux plus
hauts temps de l'histoire.
La foi comme facteur thérapeutique
Pour
nous, les guérisons pratiquées par le Christ en sont les expressions les plus
caractéristiques. On peut y voir notamment, l'énergie spirituelle pénétrer la
pâte humaine comme un levain, notamment sous la forme de l'espérance. On peut
observer, dans le récit des guérisons du Christ, le schéma séméiologique que
l'on retrouve dans l'histoire de la médecine universelle: description clinique
de la souffrance (comme c'est le cas dans Mc 5,2-5); interrogation sur le désir
de guérir (« veux-tu guérir », Jn 5,5-7), pratique de la thérapie,
par un geste visible sur la région du corps qui souffre (Mc 7,32-35) autant que
par l'utilisation d'un moyen matériel et visible, terre et salive ou eaux
bouillonnantes de la piscine de Siloé (Mc 7,22-23).
Ce
n'est, en général, qu'après la guérison que le Christ parle de la foi comme
d'un facteur thérapeutique par lui-même qui a mobilisé les profondeurs de la
vie intérieure et la puissance de l'espérance, dans le cadre d'une coopération
entre le Créateur et la créature (« ta foi t'a sauvé » (Luc 8,48),
« Tout est possible à celui qui croit » (Mc 9,23-25).
La
ligne de démarcation entre la santé et la souffrance n'est pas toujours nette.
D'abord, parce que la santé ne se définit pas strictement par l'absence
permanente de souffrance ou de maladie. Tous
ces états sont intrinsèquement liés et mêlés, à l'instar de l'ivraie et du bon
grain dans la vie spirituelle.[...]
La vraie mesure de l'homme se situe dans sa profondeur
La
science tend d'ailleurs à se libérer de plus en plus de cette relativité
sensorielle pour se réfugier dans le domaine pur de la rationalité et de plus
en plus dans celui d'une supra-rationalité qui s'éloigne du mystère de l'homme.
La
médecine subit de plein fouet les conséquences de cette mutation au point que
l'on constate une déconnexion de l'art clinique au profit de l'informatique et
de la spéculation intellectuelle. En conséquence, le médecin perd de plus en
plus la vertu du doute. Or, « la plénitude vitale de la connaissance, dit
le père Alexandre Men, pousse ses racines dans un profond et énigmatique ''je
ne sais quoi'' ». C'est une vérité dont le médecin ne peut se départir.
La
souffrance comme appel et indicateur
Mais
malgré sa mouvance et sa complexité, la souffrance demeure un appel et un
indicateur, aussi bien pour le patient que le médecin. Le plus souvent, quand
elle est physique, elle est la preuve, d'une crise dans les rouages des organes
ou d'une agression interne ou externe. Rappelons à ce titre que l'ascèse,
elle-même, prescrite par l'Eglise, loin de dévaloriser le corps, le libère de
toutes ses surcharges nocives. Elle le purifie, au contraire, biologiquement et
spirituellement, tant il est lié aux tribulations de l'âme et réciproquement.
La
prière, sur ce point, outre sa vertu de communion avec le Père par ses demandes
et ses action de grâces, permet une respiration spirituelle qui apaise le corps
et le mental. La prière philocalique en
est un exemple évident. Le mépris de la chair qui, dans le langage paulinien
concerne ce qui est futile, éphémère et vain, contraire à la quête du bonheur,
n'intègre pas le mépris du corps qui est le temple de l'Esprit Saint. Le
mépriser, c'est mépriser le Saint Esprit. Il faut au contraire en entretenir
l'harmonie, le soigner ou le restaurer. Sans pour autant tomber dans
l'idolâtrie qui est une forme de mépris.
Quand la souffrance est morale, comme l'état dépressif, par exemple de plus en plus courant dans notre civilisation, aussi insidieux que déroutant, elle est le signe d'un « mal-vivre », par perception d'un vide intérieur ou de difficultés relationnelles vécues douloureusement comme un échec définitif. Ce signal révèle que quelque chose nous ronge en silence dans l'obscurité et la profondeur de notre être où la vie psychologique s'insinue dans la vie spirituelle avec tout son cortège de confusion affective et de culpabilité.
A niveau, la parole est libératrice. La psychothérapie et la psychanalyse pourront apporter une aide plus ou moins efficace qui ne dépassera pas, pourtant, les limites des sciences humaines. Plus que complémentaire, l'expérience spirituelle demeure, alors fondamentale, axée sur le retour à la confiance en soi par l'abandon en Dieu,[..]
La
souffrance et rencontre avec le Christ
Au
total, l'homme qui est un tout, un microsome récapitulant tout le macroscope où
agissent conjointement naturel et surnature, ne peut donc être appréhendé, dans
sa réalité profonde, par les seuls récepteurs sensoriels et techniques ni par
les seuls mécanismes de la pensée rationnelle abstraite. Les premiers amputent
la personne; les deuxièmes la coupent de ses racines spirituelles.
Dans
cette perspective, la vraie philosophie du soignant consiste à n'en avoir aucune
de manière à lutter pour la vie et contre la souffrance sans aucun à priori et
quel que soit le diagnostic. C’est une démarche qui implique un dialogue
singulier entre médecin et malade, où les paroles discrètes et prudentes et les
gestes d'apaisement accompagnent les protocoles thérapeutiques assortis d'une
compétence mise à jour.
Dans
cette perspective, la présence et l'écoute ont un rôle irremplaçable. C'est par
cette écoute que le médecin apprend beaucoup de son patient et qu'il ne cesse
lui-même de s'interroger sur le mystère de la souffrance.
Cette
réflexion le rend toujours plus humble et empêche ainsi toute prise de pouvoir
sur le malade, qui n'est le sujet de personne, ni sur la maladie, qui n'est le
terrain exclusif de la médecine.[...]
C'est
ainsi que la souffrance, en vidant le malade des fausses certitudes qu'il avait
sur lui-même, peut devenir le lieu d'une rencontre avec le Christ qui souffre
dans chaque personne. C’est dire que chaque homme qui souffre, porteur du
Christ souffrant, exige une attention, un amour et un respect qui transforme la
pitié en piété (« ce que vous faites au plus petit d'entre eux, c'est à
moi que vous le faites ») et le replace dans sa globalité et son unité, et
dans la totalité de la création divine.
Synergie
entre la nature et la grâce
Le médecin doit mettre l'accent sur la responsabilité du patient dans la lutte contre le mal et sur sa participation à la démarche de guérison. Se manifeste alors une véritable synergie entre la nature er la grâce où la responsabilité de l'homme, au-delà du scandale de la souffrance et de la révolte qu'elle peut engendrer, finit par rencontrer l'amour de son Créateur.
Cela est très explicite dans le récit des guérisons du Christ et notamment dans celui de la femme hémorroïsse qui, après avoir dépensé tout son argent chez les médecins, fait d'elle-même le geste de toucher le manteau du Christ pour en capter l'énergie guérissante: « j'ai senti une force sortir de moi », dit le Christ. Sa foi a précédé son geste et lui a donné la capacité de capter cette force. Certes ces données appartiennent à une perspective de foi, mais elles peuvent néanmoins ouvrir le champ d'une discussion avec les non-croyants, tant il est vrai que si « peu de science éloigne de Dieu, comme disait Louis Pasteur, beaucoup de science en rapproche ».
La souffrance
terminale
Il nous faut parler, pour terminer de la très grande souffrance liées à des affections médico-chirurgicales à évolution théoriquement fatales qui placent le malade dans une situation terminale et qui posent la question des soins palliatifs.[..] Quand les processus vitaux se détraquent gravement, par accident, mutation, transformation, ou aberration génétique ou quand ils sont profondément altérés par des agressions virales, bactériologiques ou métaboliques, la souffrance peut atteindre une telle acuité que le patient perd ses moyens de s'exprimer et s'enferme dans un « no man's land » de refus et de rejet difficile à adoucir.
Ici la compassion et l'éthique peuvent entrer en conflit. Devant un corps, tragiquement souffrant, aux portes de la mort, que deviennent les exigences de la conscience morale du soignant ? Que pouvons-nous dire et que pouvons-nous faire devant une personne écrasée par la souffrance et par l'angoisse ? Prier pour elle, certes, au fond de soi, mais aussi agir ? Et quelle action ? A cet instant, le soignant ne peut être seul car les grilles juridiques et éthiques deviennent difficilement supportables sans la miséricorde (Luc 11,46)..[...].
Les rouages de la vie et de la nature sont trop complexes, à la fois forts et très fragiles pour recevoir une réponse stéréotypée. Ils sont trop particuliers, trop spécifiques et douloureux jusqu'à l'insupportable pour ne pas provoquer la bienveillance et la compassion, même dans les exigences du respect de la vie et de la personne. Respecter la personne n'est pas prolonger sa souffrance et son avilissement, mais l'aider à s'accomplir, dans son intégrité, en se souvenant sans cesse que le Christ souffre avec elle.
Une expression de profonde compassion
Au total, on peut dire que la souffrance, subie ou observée, purifie l'éthique de tous les éléments théoriques qui la réduise à une simple morale, pour en faire essentiellement un acte d'amour et une expérience spirituelle. C'est ce que soutien Nicolas Bardiaev: « la morale chrétienne étant la morale de la grâce, inconnue de la loi, n'est déjà plus, à vrai dire une morale. Toute l'essence du christianisme n'est pas autre chose que l'obtention d'une force en Christ et à travers Lui, la force en face de la souffrance et de la mort. En plaçant l'homme au dessus de la dialectique du bien et du mal, le christianisme accomplit la plus grande révolution de l'histoire, mais que la chrétienté n'a pas toujours été capable d'assumer. »
Ainsi la souffrance remet en question toute éthique réduite à une dimension normative. Elle purifie de tous ses éléments théoriques et fait d'elle, avnt tout, une expérience profonde de compassion. Le médecin qui croit au Royaume de Dieu lutte pour la vie au-delà de la mort. Celui qui n'y croit pas lutte simplement contre la mort en tant que fin avec le même dévouement et la même compassion.