Violence et liberté
Les causes de les flambées
de haine et de violence peuvent différer d’un endroit à l’autre, le cadre est
commun : la catastrophe. Souvenons-nous de Tian-An-Men, de Tbilissi, de
l’Ulster et de Jérusalem, de Sumgait et de Kaboul, ou encore de l’Afrique et de
l’Amérique latine.
Sans oublier l’Inde, pays de paix et de Sagesse, qui a aussi connu les bains de sang. On peut avoir indubitablement l’impression que l’humanité, les tribus, les pays et les gouvernements, les chefs et les foules, a pris le sentier de l’autodestruction.
Les
idéologies, traditions, slogans nationaux ou politiques, les cultes et
les
langues, tout cela a déjà servi d’armement contre d’autres êtres
humains. Si la guerre civile constitue la chose la moins naturelle qui
soit [...], ne
devrions-nous donc pas admettre enfin que nous sommes devant une guerre civile
qui déchire, à l’échelle planétaire, les 'enfants d’Adam’, une guerre qui
déchire le corps même de l’humanité ?
Cet
état de guerre est constant. Le terrorisme et la haine ne connaissent pas de
trêve. Ses motifs sont la transgression des lois, le crime et la toxicomanie.
C’est comme si, en nos propres temps, un barrage s’était effondré et que nous
étions submergés par des vagues successives de haine. Tout cela se déroule ici
et maintenant devant nous, mais les sources de mal sont parmi nous depuis
longtemps.
Aurions-nous
oublié les paroles apocalyptiques du Dies Irae ? Faut-il nous rappeler
les nazis, les stalinistes, les khmer-rouges ? Devrions-nous tout oublier
et nous enfouir la tête dans le sable ? Même là, cela n’arrêtera pas la
croissance du mal !
Le
Christ rappelle aux humains leur vocation intérieure. Il nous rappelle
l’étincelle sacrée que le Créateur a placé en chacun de nous, l’étoile qui
allume en nous l’amour et la liberté, la foi, la compassion.
Le
philosophe Nicolas Berdiaev s’est vu un jour poser cette question
paradoxale : ‘Dieu peut-il créer une pierre que lui-même ne pourrait pas
bouger ?’ Et Berdiaev de répondre du tac au tac : ‘Oui, et cette
pierre, c’est l’homme’.
L’Église
a toujours enseigné qu’il est impossible de délivrer les gens du mal ni du
monde naturel sans leur participation active. Nous sommes faits à l’image et à
la ressemblance des animaux, mais quant à notre être essentiel, nous sommes
créés à l’image et à la ressemblance de notre Créateur.
Par conséquent, la
liberté, qui est notre attribut inaliénable, nous donne la possibilité de
transformer notre nature animale et d’activer ces merveilleux potentiels qui
reposent en nous. Mais cela est-il possible si nous ne prenons, comme point de
départ, que nous-mêmes ? Cela
fait plusieurs siècles maintenant que le monde jongle avec l’idée que nous le
pouvons. Le monde a tenté de ne pas regarder ‘Bethléem’ et de ne pas voir le
doux éclat de cette étoile, la Bonne Nouvelle. Intoxiqués
de sciences et fiers de notre puissance d’intervention sur les éléments, nous
avons mis notre confiance dans notre connaissance des lois de la nature, en
nous attendant à hériter ainsi de la joie et de la paix. Mais cela ne s’est pas
produit.
La connaissance, donnée à notre nature animale, assujettie comme elle
l’est à nos facultés de raisonnement, n’a pas sauvé la civilisation mais lui
aura plutôt servi d’Épée de Damoclès. Et ce n’est pas la faute de la connaissance
en soi, ni de la raison, qui nous est un cadeau de Dieu, mais bien de l’éclipse
de notre esprit, qui n’a pas été en mesure d’affronter cette croissance.
Nous,
la race humaine, nous sommes liés aux idéaux de cet humanisme séculier et du
monde, dont nous sommes si fiers dans le siècle présent. Nous avons cru que
nous étions en mesure de laisser de côté l’étoile de Bethléem, étant donné que
nous avons trouvé nos propres tables de la loi. Cependant, ces tables se sont
avérées aussi fragiles que le verre, et les premiers assauts de la Guerre
mondiale les ont pulvérisées.
L’humanisme s’est vu réduire en poussière sous la
botte des dictateurs, que les foules se sont mises à suivre aveuglément. La
Bête ne s’était qu’assoupie, et elle se relevait alors avec une force décuplée
pour s’étendre à l’échelle planétaire, écrasant tout sur son passage. Et
encore, ce n’est pas la faute de l’humanisme comme tel, mais bien du fait
d’avoir oublié les sources élevées, les sources divines du bien.
Nous, la race humaine, avons cru que la technologie, le confort et un mode de vie appelé à garantir les meilleures conditions possibles de travail et de repos allaient régler tous les problèmes. Mais l’exemple des pays industrialisés nous montre que ce n’est qu’illusion.
Ce que cet exemple nous montre avec brio,
c’est l’omniprésence des dangers moraux, culturels et écologiques de la
civilisation technique; c’est aussi à quoi mènent la satiété, le matérialisme
éthique et la société de consommation. Naturellement, c’est une bonne chose que
l’on puisse nourrir et habiller convenablement les sens, qu’on puisse les loger
convenablement et leur conférer la possibilité d’utiliser la technologie
moderne au quotidien. Mais de se représenter ces choses comme le seul idéal à
atteindre ne fait qu’amoindrir les objectifs de la vie et que mener les gens
dans l’impasse du matérialisme.
Depuis
des siècles, nous les humains avons rêvé de transformer la société afin
d’apporter la prospérité et le bien-être à tous, dans un monde gouverné par la
liberté, l’égalité et la fraternité. Mais l’expérience de la terreur engendrée
par la Révolution française constituait déjà un avertissement et le prototype
de tout ce qui allait nous arriver par la suite.
Quand ce que l’on tient pour
sacré se résume à l’ordre social, au lieu de la vie, la personne et ses droits,
la dignité humaine, alors c’est au nom de cet ordre social qu’on pourra
détruire des milliers et même des millions de personnes, comme si elles
n’étaient que des déchets sans valeur. Naturellement, l’idée d’améliorer
l’ordre social est noble et valeureuse. Mais quand le but se suffit à lui-même,
quand il prétend s’ériger en religion et se met à détruire les personnes, alors
il aboutit sur le contraire de son objectif d’origine.
Je
vous rappelle que les recettes de bonheur général sont de notre nature depuis
des siècles. On peut remonter au classicisme grec le culte des sciences, alors
que les épicuriens prêchaient l’existentialisme et la recherche des plaisirs
(même si Épicure n’était pas à blâmer pour cela). On peut remonter à Platon le
premier système d’état policier où l’on chassait de la ville les poètes, les
libres penseurs et les dissidents, pour ‘protéger les citoyens’.
Les
temps passés nous ont aussi légué cette idée néfaste d’une religion imposée par
la force. Quoi de plus surprenant, alors que la poursuite d’idéaux comme la
liberté, l’égalité et la fraternité a dégringolé en manifestations de terreur
et en nouvelles formes d’esclavagisme; pourquoi ne pas comprendre que la même
chose pouvait se produire dans le cas des religions ?
Vous
direz bien que la religion, au contraire du culte des sciences, de
l’existentialisme, de l’éthique sociale ou des utopies politiques, traite de
l’esprit et de l’être primordial. C’est très vrai. Mais quand la religion
devient un instrument aux mains des personnes au pouvoir, quand ses membres
utilisent la force, la foi perd sa vraie nature et devient l’esclave des
passions politiques et des intérêts d’un groupe social particulier. De bien des
façons, notre crise spirituelle actuelle porte les stigmates de cette fraude,
cette métamorphose de la religion, de toute religion marquée au fer du
fanatisme et de la violence, et qui se fusionne aux intérêts de l’État (qui,
par définition, sont imparfaits).
'Karabakh'
(symboliquement) n’est pas le produit d’une génération spontanée. Nous
commençons à comprendre ceci : peu importe ses gains, le monde accuse
encore davantage de pertes. Devant ce bilan nous arrive le moment où nous
devrons choisir notre orientation.
C’est
précisément ce que nous rappelle l’étoile du Christ, l’Étoile de Noël, en ce
jour où les bergers de Bethléem ont entendu ce chant : ‘Gloire à Dieu au
plus haut des cieux, paix sur la terre, bienveillance parmi les hommes. Quand
le Fils de l’Homme, le Fils de Dieu, est né, une nouvelle puissance s’est fait
jour dans le cours de l’histoire, la puissance de l’amour et de la
transformation spirituelle. Pour tous ceux qui suivent cette étoile, elle
devient non seulement une balise au sein des ténèbres de ce monde, mais elle
les abreuve de l’énergie mystérieuse de l’esprit qui nous révèle à l’image et à
la ressemblance de Dieu.
Le
Christ ne se présente pas aux gens dans une aura de sagesse terrestre ni sur
les épaules de légionnaires ou avec en mains une charte sociale. La parole de
l’évangile s’adresse à notre cœur et à notre esprit, non dans le but simple de
changer notre idéologie mais pour nous transformer en une ‘nouvelle création’.
Nous
sommes, planétairement, à la croisée des chemins. Nous sommes peut-être à la fin
de la civilisation. Les
pharisiens, fiers de leur tradition ancestrale, se disaient les ‘fils
d’Abraham’. Mais Jean-Baptiste leur rétorquait que s’ils ne se repentaient pas,
Dieu pourrait élever de nouveaux enfants d’Abraham à partir de pierres [Luc 3,8].
De
la même façon exactement, nous devons maintenant comprendre qu’à moins de
prendre le bon chemin, notre siècle pourrait s’avérer le dernier de l’histoire.
Le Créateur n’est-il pas libre de recommencer du début, à partir, disons, des
petits îlots qui auront survécu une catastrophe nucléaire ? Ou sur une
autre planète, avec une autre humanité ? Mais je vous dis, je ne veux pas
me laisser croire cela.
À
contempler l’icône de la Trinité, de Roublev, je me rappelle le passage de la
Bible où Roublev a cueilli son sujet [Gn. 18]. Le Seigneur se manifeste sur
terre, sous l’apparence des trois voyageurs, pour offrir une dernière chance de
se redresser aux villes impies et pécheresses [Sodome et Gomorrhe]. Et Abraham,
le ‘père des fidèles’, prie pour la sauvegarde des villes, par respect pour une
poignée seulement de fidèles. Hélas, il y en avait si peu que Dieu a plutôt
décidé de les faire sortir des villes condamnées.
Mais
pour nous Chrétiens, l’espoir demeure que notre foyer commun, la Terre, et
toutes les belles choses que l’humanité a réalisées, échappera au destin de
Sodome. Nous pensons au sacrifice personnel et à l’héroïsme des ascètes, aux
prières et combats, à tous les services rendus au prochain, à toutes les
manifestations de compassion qui éclairent les ténèbres du XXe
siècle. Nous nous souvenons de la fidélité au Christ, même à la mort des
nouveaux martyrs russes (1) et de Martin Luther King; nous nous rappelons mère
Marie et les héros de la Résistance, ceux qui sont demeurés le cœur pur tout au
long du règne de la folie et de la haine.
Nous nous souvenons de la sainteté du
starets russe Silouane l’Athonite (2), de mère Térésa et de ses compagnes en
Inde; nous nous rappelons les réflexions sublimes et nobles de Berdiaev et de
Teilhard de Chardin, de la générosité du Mahatma Gandhi, de Dietrich Bonhoeffer
et de l’évêque Helder Câmara.
Nous pensons aux médecins et aux enseignants, aux
écrivains et aux philosophes, aux artistes, aux politiciens et à tous ceux,
innombrables, qui chez nos contemporains s’opposent au royaume du matérialisme,
de l’avidité, de l’esprit de consommation, du mal et de la violence.
Ils
montrent au monde ce que cela veut dire d’être fidèles au Christ, même si
certains d’entre eux ne s’identifiaient ou ne s’identifient pas consciemment
comme chrétiens. Le Christ n’a-t-il pas dit : ‘Il ne suffit pas de me
dire, Seigneur, Seigneur, pour entrer au Royaume des cieux; il faut faire la
volonté de mon Père, qui est aux cieux.’ ? [Matt. 7, 21].
Nous croyons aussi que ce pouvoir invincible du bien prend sa source dans la nature humaine, dans nos êtres divisés et contradictoires, et qu’il tire sa nourriture de la même source qui crée, soutient et donne vie à l’univers. Cette puissance du bien nous attend tous. Elle s’est révélée à nous. Maintenant, à nous d’y répondre.
Père Marc Antoine
(Extrait des catéchèses ou cours théologiques du Père Marc Antoine Costa de Beauregard)