Tradition orthodoxe par père Cyrille Argenti

Écritures et Tradition

Le mot « Tradition » a souvent été mal compris. On a longtemps cru qu'il s'agissait d'une sorte de deuxième source de la Révélation qui aurait été distincte de l'Écriture Sainte et se serait ajoutée à elle, donnant même parfois l'impression d'une contradiction entre ces deux sources. Il est important pour la vie de l'Église, mais aussi pour le dialogue avec les chrétiens, de comprendre ce que l'on entend vraiment par la Tradition.

La meilleure définition de la Tradition se trouve dans la deuxième épître de saint Paul à Timothée, chapitre deux, verset deux : « Ce que tu as appris de moi, en présence de nombreux témoins, confie-le à des hommes fidèles qui seront eux-mêmes capables de l'enseigner à d'autres. » Ce que saint Paul a reçu du Christ Lui-même, dans ses visions qu'il a eues  du Christ ressuscité, ce que le Christ a enseigné aux apôtres, à leur tour les apôtres l'enseignent à leurs disciples en les conjurant de le confier à d'autres hommes fidèles qui seront eux-mêmes capables de l'enseigner à d'autres.

L'enseignement du Christ, des apôtres, la Parole de Dieu est ainsi confiée à l'Église qui a charge de la transmettre de génération en génération. C'est cette même Parole vécue par des générations successives au sein d'un même corps, le corps du Christ, l'Église, que nous appelons la Tradition. Il s'agit donc de la transmission de l'enseignement apostolique. Elle ne doit pas être confondue avec les traditions, c'est-à-dire les coutumes d'une Église locale, établies par les hommes - coutumes qui peuvent par ailleurs être très bonnes.

Une transmission de la personne du Christ

La foi des apôtres n'est pas immobile, ce n'est pas la foi en une doctrine toute faite, en un enseignement bloqué, en une sorte de philosophie qu'il n'y aurait qu'à transmettre. La foi des apôtres est une foi en quelqu'un. Cette transmission n'est pas simplement celle de l'enseignement du Christ, mais de sa personne même. Car la Parole n'est pas quelque chose, mais quelqu'un. La Parole de Dieu, ce ne sont pas que des mots. Saint Jean nous dit : « Au commencement était la Parole et la Parole était auprès de Dieu et la Parole était Dieu. […] Et la Parole s'est faite chair et nous avons vu sa gloire, la gloire qu'un Fils unique tient de son Père. ».

La Parole est quelqu'un dont la pensée s'exprime certes dans un livre, mais qui vit dans son corps, qui vit parmi ses fidèles. La Tradition est donc à la fois la transmission des paroles du Christ, mais aussi - je dirais même surtout - celle de sa Personne. « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je  suis au milieu d'eux. ». L'Église est le Christ présent parmi nous. Par conséquent on ne peut isoler la transmission de la Parole de l'action et de la vie du Saint Esprit dans l'Église.

La Parole de Dieu est la présence du Fils dans son corps, dans l'Église, elle s'incarne dans l'Église. Ce n'est pas un objet de littérature, mais quelqu'un que l'on trouve dans l'Église. On aperçoit là le lien très intime entre Écriture et Tradition. La Tradition est la Parole de Dieu vivant par l'Esprit Saint dans l'Église, aujourd'hui. L'Esprit Saint est celui qui rend la Parole présente. De même que l'Esprit Saint a rendu le Verbe présent dans le sein de la Vierge, de même Il rend le Verbe – la Parole - présent et vivant dans l'Église aujourd'hui.

La Tradition n'est donc pas finalement simplement une transmission de connaissances, de paroles et d'idées. La Tradition est l'Esprit Saint Lui-même faisant vivre le Verbe parmi les fidèles d'aujourd'hui, vivant à travers l'Église et à travers les siècles.

La transmission en actes des apôtres

On a tendance, depuis l'époque des controverses entre les catholiques romains et les protestants, au temps de la Réforme, à opposer le Livre, la Bible, à la Tradition, comme si la Tradition était quelque chose de surajouté, une deuxième source de la Révélation, comme si le Livre était une source distincte de la Tradition. La réalité est plus simple. À l'origine, il y a l'enseignement des apôtres. Ils ont d'abord enseigné en paroles et en actes, ils ne se sont pas enfermés dans un bureau pour écrire des livres.

Je me souviens avoir participé à une rencontre entre orthodoxes et Juifs, en Roumanie, sur le rapport entre Écriture et Tradition chez les Juifs et chez les orthodoxes. J'ai pu constater que les Juifs vivaient l'Ancien Testament exactement comme nous, dans le sens que le rapport entre le texte écrit et la vie du peuple était tout-à-fait semblable. Isaïe, par exemple, prêchait avant d'écrire. Les hommes d'Église, comme les prophètes de l'Ancien Testament, étaient des hommes d'action.

Ils annonçaient la Parole de Dieu oralement, ils n'étaient pas des hommes de bureau. Ce fut soit eux, tardivement dans leur vie, soit leurs secrétaires, soit leurs disciples, qui ensuite écrivirent les livres, mais le texte écrit faisait parti de la vie d'une communauté. Certes l'Évangile de Jean a été écrit par l'évangéliste lui-même, mais tout de même tardivement, lorsqu'il était déjà sans doute très vieux et peut-être plus en état d'agir et de prêcher. Il l'a probablement dicté à son secrétaire.  

Les apôtres ont donc d'abord prêché et vécu : il y a eu en premier lieu l'enseignement. Puis, effectivement, soit les apôtres eux-mêmes comme Mathieu et Jean, soit l'environnement apostolique comme Marc, le disciple de Pierre, et Luc, le disciple de Paul, ont écrit leurs Évangiles. Marc reproduit dans son Évangile l'enseignement qu'il avait entendu de Pierre (il s'agit donc en quelque sorte de la catéchèse de Pierre).

Luc nous dit lui-même qu'il s'est renseigné minutieusement auprès de témoins oculaires. Remarquez qu'entre les Évangiles qui nous racontent la vie et les paroles du Christ et les Actes des apôtres, il y a déjà une transition, une continuité. Ce que le Christ a dit et a fait, qui nous est raconté dans les Évangiles, est transmis en paroles et en actes par les disciples mêmes du Seigneur Jésus, par les apôtres, et c'est le même Nouveau Testament qui nous raconte cela dans les Actes.

Il s'est déjà écoulé une trentaine d'années entre le moment où Jésus parle et agit, à Jérusalem et en Galilée, et le moment où saint Paul, saint Barnabé, saint Pierre, saint Jean ont prêché cet Évangile en Palestine, en Syrie, en Asie Mineure. Il y a donc un décalage de temps entre les événements racontés dans les Évangiles et dans les Actes. De même, lorsque les apôtres - que ce soit Paul, Pierre, Jean, Jacques ou Jude - écrivent des lettres aux différentes Églises, c'est la même Parole de Dieu, le même Évangile qu'ils vont annoncer, mais leurs lettres, les épîtres, sont distinctes des Évangiles et des paroles mêmes du Seigneur Jésus. C'est pourtant bien le même message qui est transmis, la même Tradition.

La formation du Nouveau Testament

Pour bien comprendre cela il, nous faut savoir comment le Nouveau Testament a été écrit. Une phrase d'un professeur de théologie m'a beaucoup frappé. C'était un protestant de la faculté de Strasbourg qui m'a dit : « On oublie trop souvent que le Nouveau Testament a été composé par une Église qui avait déjà des évêques. » Les Paroles et évènements qui constituent le Nouveau Testament n'ont en effet pas été consignés en bloc dans un seul livre, d'un coup.

Prenons l'exemple de la lettre de Paul à Timothée. Timothée a dû conserver pieusement les deux lettres que l'apôtre lui avait écrites et il les a certainement transmises, recopiées et envoyées à d'autres. De même d'ailleurs que saint Paul lui-même, lorsqu'il écrit aux Éphésiens leur dit de transmettre sa lettre aux chrétiens de Laodicée. Ces lettres des apôtres ont donc été transmises d'Église à Église. Ces différentes épîtres passaient ainsi d'une Église à l'autre et chacune accumulait ainsi petit-à-petit l'ensemble des lettres. Il en fut de même des Évangiles.

Lorsque saint Luc envoie son compte-rendu des paroles et des actes du Christ à son ami Théophile, celui-ci n'a certainement pas dû garder ce merveilleux Évangile dans un tiroir de son bureau. Il l'a recopié, envoyé à d'autres. De même pour les trois autres Évangiles. Nous ne possédons pas l'original de celui de Matthieu, écrit en araméen, mais seulement la traduction grecque faite vingt ou trente ans plus tard, avec des ajouts empruntés à l'Évangile de Marc et à d'autres sources. Ces Évangiles ont peut-être commencé à circuler plus tardivement même que certaines lettres de Paul, écrites dès l'an 50.

Le canon du Nouveau Testament - l'ensemble des livres qui le constituent - a été rassemblé par l'Église au cours du IIe siècle. Quand je dis « Église », je n'entends pas simplement la hiérarchie, mais l'ensemble du corps des chrétiens. En d'autres mots, l'ensemble des écrits du Nouveau Testament a été sélectionné et rassemblé avec un très grand esprit critique par l'Église, plus de deux siècles après la Résurrection du Christ.

Dans l'Église primitive, en effet, au cours des cinquante premières années de son histoire, va circuler non seulement cet ensemble de lettres, d'Évangiles, d'écrits apostolique, mais aussi, peu de temps après, vont se répandre d'autres écrits faussement attribués aux apôtres, des pseudo-évangiles que l'on appellera apocryphes. C'est ainsi que circuleront des soi-disant évangiles de Pierre, de Thomas, de Jacques, qui ont été écrits par divers hérétiques au cours du IIe siècle et qui ont voulu s'abriter derrière l'autorité des apôtres en empruntant leurs noms.

Il faudra que l'Église fasse le tri entre les écrits authentiques des apôtres et ces apocryphes. Ce tri va s'effectuer progressivement au cours du IIe siècle. Les Églises locales témoigneront que telle lettre leur a bien été adressée par saint Paul, ou tel autre écrit attribué à Pierre n'est pas une œuvre de lui…L'Église de Thessalonique, par exemple, a dû conserver très précieusement les deux lettres que lui a écrites saint Paul, pour les transmettre ensuite aux autres Églises. Elle était donc capable d'identifier ces lettres. De même l'Église de Corinthe était à même d'identifier les lettres que l'apôtre lui avait adressées et ainsi de suite...

D'une Église locale à l'autre, il y a donc eu toute une transmission des écrits reconnus par les Églises locales comme étant vraiment originaires des apôtres, ayant leur source apostolique. C'est dire qu'il s'agit véritablement de la vie de l'Église, des communautés vivantes ayant conservé le souvenir vivant des apôtres, qui ont petit-à-petit rassemblé ces ouvrages pour en faire un livre. Avec beaucoup d'esprit critique, l'Église va ainsi rassembler les écrits des apôtres et de leur entourage immédiat, datant du Ier siècle, dans un seul recueil que l'on appellera le Nouveau Testament.

Le Nouveau Testament n'est pas, comme le Coran, tombé du ciel - comme la fameuse sola scriptura de Luther peut le laisser croire - mais a été regroupé par les Églises. Ce livre a été soigneusement authentifié,  d'abord par des traductions qui ont eu lieu très tôt. Le Nouveau Testament a été traduit par exemple en syrien, donc on peut comparer la traduction syrienne avec le modèle grec. En outre, il y a de nombreuses citations du Nouveau Testament déjà chez les Pères apostoliques, au IIe siècle, et chez Origène, au tout début du IIIe siècle, qui nous permettent d'authentifier les textes que nous avons.

On voit donc bien que c'est la Tradition de l'Église qui va rassembler en un seul livre tous les écrits apostoliques. Distinguer Tradition et Écriture Sainte, comme s'il s'agissait de deux sources différentes, est une erreur historique. Pour la Tradition de l'Église, la mémoire de l'Église et le Nouveau Testament ne font qu'un. L'enseignement des apôtres, ce qu'ils ont dit et écrit, est la source commune des deux. Ce que l'Église a vécu, c'est cela la Tradition.

Il n'y a donc pas deux sources différentes, mais une source unique qui s'est exprimée à la fois par des écrits et par toute la vie de l'Église primitive. Ce que nous appelons la Tradition, c'est l'enseignement même des apôtres, vécu et transmis par l'Église.

L'Écriture sainte, point de repère de la Tradition

La transmission de la foi, de l'enseignement et de la vie du Christ, avant même la rédaction et le regroupement des écrits du Nouveau Testament, ne signifie pas que l'on puisse se passer du texte écrit, qu'est l'Écriture sainte. C'est indispensable. Un enseignement de l'Église qui serait en contradiction avec l'Écriture sainte ou qui n'aurait pas un point de repère dans l'Écriture sainte, qui ne pourrait pas s'appuyer sur elle, ne serait qu'une fausse tradition. Je crois que la Réforme protestante a eu raison de s'insurger contre des traditions qui étaient parfois en contradiction avec l'Écriture sainte, totalement étrangères à elle.

Cependant, s'il faut qu'une tradition soit attestée dans l'Écriture, cela ne veut pas dire que tout y est dit. Prenons un exemple concret : les Évangiles de Mathieu, de Marc et de Luc nous racontent l'institution de la sainte Cène, mais la connaissance que nous en avons, simplement en lisant le récit, et celle que nous en avons lorsque nous la célébrons est quelque chose de différent. Dans un cas, il y a simplement une connaissance intellectuelle et schématique, dans l'autre nous la vivons. C'est cela, la Tradition.

Exemples du lien entre Tradition et Écritures

Essayons d'illustrer cette vérité et de comprendre comment l'une enrichit l'autre, comment les deux sont indispensables pour comprendre l'enseignement apostolique. Lorsque par exemple les Évangiles de Matthieu, Marc et Luc nous disent que le Jeudi saint au soir, en instituant le mystère eucharistique, le Seigneur Jésus prit du pain, remercia, le rompit et le donna à ses apôtres, aucun des Évangiles ne nous précise les paroles avec lesquels le Seigneur remercia, ni même avec quel geste et de quelle façon s'effectua concrètement tout ce rituel, institué par le Seigneur Jésus dans le prolongement des bénédictions des repas juifs de l'époque. Nous savons qu'Il remercia, nous ne savons pas avec quelles paroles.

En revanche, nous avons le texte de saint Justin qui nous raconte comme, un siècle plus tard, l'Église répétait cet acte de Jésus du Jeudi saint, comme l'Église remerciait et célébrait l'eucharistie. Saint Justin nous précise déjà que le président de l'assemblée improvise les paroles de remerciement, mais en restant fidèle à la pensée du Christ, à la forme du discours qu'Il avait prononcé. Au siècle suivant, nous avons des textes précis nous racontant avec quelles paroles exactes l'Église d'Alexandrie, l'Église de Rome ou l'Église d'Édesse célèbrent l'eucharistie.

Ces textes ne sont pas identiques, les paroles employées pour célébrer la sainte Cène diffèrent d'un lieu à l'autre, cependant, dans ces traditions locales de Rome, d'Égypte et de Syrie, nous retrouvons exactement le même sens, la même forme de la liturgie. Par conséquent, nous retrouvons le contenu concret du remerciement prononcé par Jésus le Jeudi saint. Ensuite, par ses apôtres, l'enseignement et la tradition apostoliques, la façon de parler, d'agir, de célébrer des apôtres, obéissant à l'ordre du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi », et pratiquée par les Églises locales seront des témoignages de la Tradition.

Cette Tradition ne sera nullement en contradiction avec les paroles de l'Évangile, évidemment, mais va au contraire manifester le contenu concret, résumé en un seul mot par les Évangiles : « Il remercia ». La Tradition apparaît donc ici comme la mise en pratique concrète de ce qui est résumé en quelques phrases dans l'Écriture Sainte. 

De même dans les Actes des apôtres, il nous sera simplement dit que les chrétiens s'étaient réunis par exemple à Troyes, autour de saint Paul, « pour la fraction du pain ». Comment celle-ci fut effectuée, avec quels gestes et quelles paroles de saint Paul, nous ne le savons pas. C'est la pratique de l'Église qui va nous illustrer ce fait. C'est pourquoi saint Basile, au IVe siècle, nous fera remarquer que la prière d'invocation du Saint Esprit, adressée au Père pour qu'Il envoie son Saint Esprit sur le pain et le vin offerts, n'est nulle part mentionnée ou décrite dans le Nouveau Testament, mais nous a été transmise par la Tradition. Cela nous est indiqué dans une petite phrase, à la fin de l'Évangile de Marc : « Le Seigneur confirmait la Parole par des signes qui l'accompagnaient ».

La Tradition est la confirmation, par la puissance du Saint Esprit, de ce que la Parole enseignait. Il faut que ce qui est dit dans le Nouveau Testament, la Parole du Christ retransmise par écrit, soit confirmée par la puissance et la vie du Saint Esprit dans l'Église. Au fond, la Tradition est au Nouveau Testament ce que le Saint Esprit est au Fils, à la Parole : ce que le Christ dit, l'Esprit Saint le fait, ce que le Nouveau Testament écrit, la Tradition le vit.

Prenons autre un exemple. Le Nouveau Testament nous rend compte mot-à-mot de la prière du Notre Père enseignée par le Christ Lui-même à ses apôtres, mais lorsqu'une maman apprend à un petit enfant à réciter cette prière, c'est la Tradition. La prière dite, priée est la Tradition, tandis que la prière écrite dans un livre est le Nouveau Testament. Que serait cette parole écrite si elle n'était pas priée par l'enfant qui a reçu de sa mère la façon de vivre le texte écrit ?

De même, la coutume universelle dans l'Église de réciter le Notre Père juste avant la communion fait partie de la Tradition, nous la retrouvons dans toutes les liturgies de l'Église primitive et dans la pratique universelle de l'Église, aujourd'hui. L'Église récite le Notre Père, la prière de la famille chrétienne, au moment où elle se met à la table sainte, avant de recevoir le pain venant du ciel.  

De même, le fait de célébrer la divine eucharistie tous les dimanches, le jour du Seigneur est déjà évoqué dans les Actes des apôtres où il nous est dit que les chrétiens s'étaient rassemblés autour de saint Paul le premier jour de la semaine. Nulle part, le Nouveau Testament ne nous dit cependant : « Réunissez-vous chaque dimanche pour célébrer la sainte Cène », mais nous savons par saint Justin, par les Pères apostoliques, qu'effectivement, dès le début, c'est tous les dimanches que les chrétiens se rassemblent pour célébrer ensemble la Parole de Dieu et la fraction du  pain.

La Tradition met ainsi en pratique l'ordre du Christ : « Faites ceci en mémoire de moi ». Dès le début, les chrétiens ont fait cela le premier jour de la semaine, le jour où ils fêtaient la Résurrection. La Tradition consiste donc en la pratique de la Parole : ce qui est écrit dans le Nouveau Testament est fait, vécu, dans la Tradition. Lorsqu'avant la fraction du pain saint Paul ou l'évêque local commente la Parole du Seigneur, l'Évangile par une homélie où cette Parole est expliquée et mise en pratique, cette homélie du dimanche constitue la Tradition, c'est la Parole de Dieu commentée par l'Église et appliquée à des situations concrètes de chaque époque.

De même encore lorsque l'Église chante des cantiques - et nous savons que déjà le Jeudi saint au soir les apôtres sont allés avec le Seigneur Jésus au jardin des oliviers en chantant des psaumes - ceux-ci transmettent le même message que le Nouveau Testament, autrement ce ne seraient plus des cantiques chrétiens. C'est la Parole de Dieu chantée avec des paroles improvisées, mais qui sont dans la continuité de la Parole de Dieu telle qu'elle est exprimée dans les Évangiles.

Il en sera de même pour les icônes qui seront la Bible en images, le même message transmis en images, un message vécu par un certain style de vie, vécu dans les cœurs. L'Écriture Sainte est finalement la trace écrite de l'enseignement des apôtres, la Tradition est ce même enseignement, cette même Parole de Dieu vécue dans l'Esprit Saint par l'Église. La Tradition est la vie de l'Esprit Saint dans l'Église, Église corps du Christ qui porte cette Parole, écrite dans les Saintes Écritures et vécue par le Saint Esprit dans la continuité de la vie de l'Église.

Fondements de la Tradition

Tâchons, par un regard global, de dégager les points fondamentaux de la Tradition telle qu'elle s'est exprimée pendant les trois premiers siècles de l'histoire de l'Église, avant la période où la foi chrétienne pourra s'épanouir librement.

La continuité avec l'Ancien Testament

Le premier aspect de la foi chrétienne que nous retrouvons chez tous les Pères de cette période c'est une grande vénération, un intérêt tout-à-fait central pour les écrits de l'Ancien Testament opposés à l'enseignement des Grecs, c'est-à-dire de la mythologie païenne. On a souvent tendance - et je crois que c'est une erreur historique - à vouloir présenter le christianisme patristique comme l'expression d'une civilisation hellénistique. Il est vrai que la langue employée est le grec, que le vocabulaire est celui de la philosophie grecque.

Il est vrai que le monde grec a fourni l'instrument linguistique et intellectuel qui permettra à l'Évangile de s'exprimer. En revanche l'essentiel de la pensée même puise ses sources dans la révélation biblique, non dans la philosophie grecque. Les Pères des deux premiers siècles se plaisent à souligner l'inspiration des prophètes de l'Ancien Testament et à opposer le monothéisme juif au polythéisme et à l'idolâtrie grecs.

Cette constante sera d'autant plus soulignée que les hérésies gnostiques, tellement combattues par saint Irénée pour leur caractère antisémite, voyaient dans le Dieu de l'Ancien Testament un Dieu mauvais. Pour souligner l'unité de Dieu contre les gnostiques, les Pères seront sans cesse amenés à citer les prophètes. Cependant - et c'est là la grande nouveauté par rapport à l'Ancien Testament - dans les paroles des prophètes, dans les écrits de l'Ancien Testament, ils discernent sans cesse le Verbe divin, la Parole de Dieu, la Personne du Fils.

Jésus, Verbe divin incarné

La deuxième caractéristique des Pères des premiers siècles est l'adoration du Verbe divin. Il est étrange qu'à notre époque, du moins en Occident, le culte du Verbe se soit estompé au profit de la nature humaine du Seigneur Jésus, oubliant que pour tous les Pères, pour toute la révélation chrétienne et pour l'Église depuis les origines, la Personne du Christ est la Personne du Verbe d'avant tous les siècles, le Logos, deuxième Personne de la Trinité, le Fils unique par qui tout a été fait et sans qui rien de ce qui est n'a été créé. Le prologue de l'Évangile de Jean a profondément marqué les Pères et la Tradition de l'Église.

La foi chrétienne est celle qui discerne en Jésus de Nazareth la Personne du Logos, du Verbe d'avant les siècles, du Fils coéternel au Père, identifié avec la Parole de Dieu qui s'est exprimée dans l'Ancien Testament. C'est ainsi qu'à travers tous ces Pères, nous voyons sans cesse cette lecture chrétienne de l'Ancien Testament : le Fils s'exprime par la bouche des prophètes, puis s'incarne en la Personne de Jésus le fils de la Vierge.

Le troisième aspect tout-à-fait essentiel de notre Tradition chrétienne est le suivant : le Verbe s'est fait chair, le Fils coéternel au Père s'est incarné dans le sein de la Vierge, la Parole éternelle de Dieu est venue diviniser, déifier notre nature humaine en s'incarnant. Cette réalité de l'Incarnation est, outre l'emploi de l'Ancien Testament et l'adoration de la Personne du Verbe, la grande marque de nos Pères et de la foi chrétienne. Nous croyons qu'en Jésus Christ, c'est Dieu qui visite sa création pour renouveler l'image de Dieu en l'homme, pour recréer à la fois l'homme et le monde. Jésus est le nouvel Adam, réuni au modèle divin, en sorte que l'homme retrouve en Jésus Christ son antique beauté, qu'il est uni à la beauté divine et restauré par l'Incarnation du Verbe, par le fait que la nature humaine ait été assumée par le Verbe divin. Par conséquent, le corps, la chair devient corps de Dieu, chair de Dieu, ce corps va être déifié en Jésus Christ, ressusciter, monter à la droite du Père. Nous attendons la résurrection de la chair avec cette idée centrale chez saint Irénée que si Dieu ne sauvait pas la chair, Il ne sauverait pas l'homme car on n'a jamais vu un homme sans chair.

Cette foi fondamentale en l'Incarnation du Verbe va avoir comme conséquence directe la foi dans le grand mystère eucharistique où le pain et le vin deviennent chair de Dieu. L'expression actuelle du mystère de l'eucharistie, permettant à chaque fidèle de s'unir au corps du Christ et à l'Église est devenu le lieu de l'Incarnation. Nous pouvons voir dans les écrits de saint Ignace d'Antioche, au début du IIe siècle, avant de le retrouver chez saint Justin, saint Irénée, saint Hyppolite, cette foi dans le mystère eucharistique, ce discernement du corps du Christ ressuscité dans le pain de l'eucharistie. La foi de l'Église aujourd'hui en l'eucharistie n'est pas une fabrication, une invention des siècles postérieurs, mais constitue dès l'origine l'expression de la foi en l'Incarnation du Verbe.

L'évêque, transmetteur de la Parole de Dieu

Une quatrième caractéristique que nous retrouvons dès les origines, dès saint Clément de Rome et surtout chez saint Ignace d'Antioche, est cette  conviction que l'enseignement des apôtres, la Parole de Dieu est transmise, préservée par l'épiscopat chargé de garantir la fidélité de la transmission.

Contrairement à ce que nous voyons au cours du XVIe siècle, à partir de la Réforme où l'on aura tendance à opposer le clergé, l'épiscopat, l'Église à la Parole de Dieu, opposition tout à fait  artificielle de l'époque des guerres de religion, l'évêque dans l'Église ancienne est par excellence celui qui proclame la Parole de Dieu et la garde, le protecteur et l'annonciateur, l'évangélisateur. La notion même d'évêque est intimement liée à la transmission de la Parole de Dieu. Or transmission en latin se dit traditio.

La Tradition est la proclamation de la Parole de Dieu et l'évêque est celui qui est chargé de veiller à cette transmission fidèle. Vouloir opposer épiscopat et Parole de Dieu, c'est  finalement tout à fait absurde et contradictoire. La cinquième notion apparue dès les origines, déjà présente chez saint Clément de Rome en l'an 95, est l'idée que cette Parole de Dieu, proclamée par l'évêque, est vécue et transmise par la totalité de l'Église locale dans laquelle cette Parole s'incarne.

Saint Irénée, citant la tradition des Églises locales, en particulier celle de Rome, d'Éphèse et de Smyrne, nous montre comment la transmission de la Parole dans sa plénitude, dans sa catholicité, dans son authenticité, dans son orthodoxie, se fait par l'Église locale. C'est justement cette authenticité, cette universalité qui fait l'union des saintes Églises de Dieu, qui fait que chaque Église locale est une incarnation de l'Église universelle, que le corps du Christ ressuscité se retrouve dans sa plénitude dans chaque Église locale.

Nous retrouvons ces idées chez l'ensemble des Pères de la fin du Ier et du IIe siècle, qu'ils soient originaires d'Asie Mineure, qu'ils soient d'Orient ou d'Occident, du nord ou du sud, c'est toujours le même enseignement apostolique, la même Tradition, la même Église proclamant que le Dieu de l'Ancien Testament est le Père de Jésus Christ, que la mythologie païenne est une absurdité, que la vérité vient des Juifs même si elle s'exprime dans la langue grecque, que Celui que nous adorons, le Seigneur Jésus, est le Dieu d'avant les siècles, le Verbe divin, le Logos éternel qui s'est fait chair, qu'Il a assumé la totalité de la nature humaine et ainsi recréé l'homme et que ce grand mystère de l'Incarnation, nous le vivons localement dans le mystère eucharistique où le Verbe divin vient à travers le pain, à travers le corps du Christ, s'unir à nos corps pour nous incorporer à Lui, pour nous rassembler autour de nos évêques locaux garants de la permanence de l'unique Parole de Dieu, incarnée dans l'unique Église par l'opération de l'unique Esprit Saint, édifiant chaque Église locale et du même coup l'Église universelle.

Les dogmes, expression de la Tradition

Avant la fin du IIIe siècle, il est souvent difficile de savoir exactement ce qu'a pensé et ce qu'a fait l'Église, puisque c'est encore une période de persécution et que les écrits que nous possédons de cette époque sont fragmentaires. Ce n'est qu'à partir de la fin du IIIe siècle et au début du IVe siècle, lorsque l'Église va être libérée, lorsque le premier concile œcuménique, en 321, pourra se réunir, lorsque, par l'édit de Milan, Constantin le grand va rendre la liberté aux chrétiens, que la pensée de l'Église va pouvoir s'exprimer librement, publiquement, dans un foisonnement d'écrits qui vont faire de ce IVe siècle une époque d'une richesse de pensée extraordinaire. Ce sera aussi le moment d'un foisonnement d'hérésie, car toutes les théories fausses, toutes les perversions de la parole vont alors s'exprimer et ce sera l'occasion pour l'Église d'exprimer clairement sa Tradition.

La transmission de l'enseignement des apôtres sera précisée par opposition non plus aux gnostiques, mais à toutes les philosophies réductrices ou  simplificatrices des hérésies. Il y a des vérités que l'on vit en toute candeur, en toute simplicité, qu'il n'est pas nécessaire d'exprimer en formules et en dogmes tant qu'il n'y a pas d'hérésies qui viennent dire le contraire. Les hérésies ne feront qu'exprimer des questions, des doutes et les mauvaises réponses qui en découlent se retrouveront au cours de toute l'histoire de l'Église. Ce sont des questions qui viennent naturellement à l'esprit de l'homme lorsqu'il étudie la Révélation.

Les dogmes ne sont que l'expression du vécu permanent de l'Église depuis le début. Ce qu'il n'était pas souvent nécessaire de préciser, parce que cela était vécu par les fidèles, il devient nécessaire de le formuler face aux hérésies. Nous voyons là comment la Providence arrive toujours à tirer du bien même du mal. La vérité va pouvoir s'épanouir et se manifester à l'occasion des hérésies. Ce que l'on appelle les dogmes, la doctrine de l'Église, ne sera nullement une construction postérieure - la soi-disant expression d'une culture grecque. Les doctrines des conciles sont simplement l'expression de la foi des apôtres telle que nous la trouvons déjà dans les Pères apostoliques en Orient et en Occident, mais exprimée d'autant plus clairement que ces idées auront été combattues par les différentes hérésies. 

Le consensus des Pères de l'Église

Aucun Père de l'Église n'est infaillible. Je dirais même qu'il n'y a aucun Père dans les écrits duquel on ne trouverait pas telle ou telle assertion que l'Église dans son ensemble ne reconnaîtrait pas, mais il y a entre tous les Pères de l'Église de tous les temps un consensus. Entre un saint Ignace d'Antioche ou un saint Clément de Rome écrivant cinquante ans après les apôtres, un saint Justin écrivant cinquante ans plus tard, vers l'an 150, un saint Irénée de Lyon écrivant à la fin du IIe siècle, un saint Athanase écrivant au début du IVe siècle, un saint Basile ou un saint Grégoire écrivant au IVe siècle, un saint Maxime le Confesseur écrivant au VIIe siècle, un saint Jean Damascène au VIIIe siècle et, en sautant un peu les siècles, un saint Grégoire Palamas ou un Nicolas Cabasilas au XIVe siècle, et ainsi de suite, entre tous ces Pères il y a une continuité, une unité dans la foi.

Chacun a son langage, mais il y a un trésor vivant qui prend des formes différentes. Il y a une création dans la fidélité qui se transmet de génération en génération, en sorte que, finalement, nous nous sentons aujourd'hui en communion profonde avec eux tous et avec chacun d'eux, dans tous les pays et à toutes les époques.

L'enseignement de l'Église est donc toujours celui des apôtres. L'Église n'invente rien, elle ne fait que développer et exprimer ce que le Christ, plénitude de la vérité, nous a dit et enseigné, mais dans cette richesse insondable de la Parole de Dieu, de la Personne du Christ, l'Église - plongeant son regard de plus en plus profondément, lucidement - ne fait qu'éclairer, préciser ce que les Pères ont dit depuis le début, ce que les apôtres ont enseigné, ce que les prophètes ont vu à l'avance.

C'est toujours le même visage du Verbe incarné, la même vérité du Fils éclairée à la lumière du même Saint Esprit révélant le même Père, qui sera exprimée à travers les siècles par les prophètes et l'Église. Il n'y a qu'une Tradition apostolique, qu'un enseignement des apôtres, qu'une Parole de Dieu, qu'une Écriture Sainte. À travers la multitude des livres de la Bible, qu'il s'agisse de l'Ancien ou du Nouveau Testament, qu'il s'agisse de l'Écriture Sainte ou des conciles, des écrits des Pères, c'est toujours la même Parole du verbe, le même visage du Fils incarné éclairé par le même Saint Esprit et nous faisant connaître le même Père.

À mesure que nous progressons à travers les siècles, nous allons pouvoir approfondir notre foi, mais il s'agira toujours de la même foi en l'Église une, sainte, catholique et apostolique, corps du Christ ressuscité, avec nous pour toujours jusqu'à la fin des temps grâce au don qu'Il nous a fait de l'Esprit de vérité qu'Il donne à son Église et qui permet à chaque membre de découvrir petit-à-petite toute la profondeur et la largeur, toute la hauteur et la grandeur infinie de la Personne du Verbe incarné, auquel reviennent gloire et adoration, avec le Père et l'Esprit Saint pour les siècles des siècles !

L'enseignement de la Tradition : un Dieu Amour en trois Personnes

Du fait que nous confessons si fortement, avec toute la Tradition, la divinité du Fils, contre Arius et contre les témoins de Jéhovah, que nous confessons si fortement la divinité et l'existence personnelle du Saint Esprit, nous ne concevons pas dans la Tradition un Dieu qui ne soit pas Trinité et par conséquent un Dieu qui ne soit pas Amour.

Un Être divin en trois hypostases

Nous insistons beaucoup sur le Dieu fait chair, mais aussi essentiellement sur le fait qu'Il est le Créateur, Il est Dieu et non pas une créature. Le Saint Esprit aussi est Dieu et non pas une créature. Par conséquent, Dieu est trois et cela est une partie essentielle de la Tradition. Saint Jean nous a révélé (je dis bien révélé) une vérité fondamentale absolue : que Dieu est Amour. Or, un Dieu qui ne serait pas plusieurs personnes ne pourrait pas être Amour. Si l'on s'aime uniquement soi-même, ce n'est pas de l'amour. L'amour, c'est lorsque l'on sort de soi-même pour aimer l'autre et que l'on s'identifie à l'autre.

Dans la pédagogie biblique, l'aspect sévère de Dieu apparaît davantage au commencement et la révélation du Dieu amour est progressive, mais ce n'est pas pour cela qu'Il n'a pas toujours été Amour. Saint Jean ne dit pas simplement que Dieu aime, mais qu'Il est Amour. C'est la « définition » même de l'Être de Dieu. On a perdu le sens de la distinction que les Pères ont faite entre l'Être et les Personnes. Les musulmans et les Juifs s'imaginent, lorsqu'ils nous entendent parler, que nous croyons en trois dieux.

Non, il n'y a qu'un Être divin, qu'un Amour divin, qu'une volonté divine. Il n'y a qu'un seul Dieu, mais ce Dieu est trois, trois hypostases (c'est le vrai mot théologique). Le mot personne est un peu trompeur parce qu'il fait penser à des individus. Or le Père, le Fils et le Saint Esprit ne sont pas des individus. Les  hypostases divines n'existent qu'en relation d'amour les unes avec les autres et c'est parce qu'Ils sont trois, qu'Ils s'aiment d'un amour parfait, total, qu'Ils sont un seul Être.

Un homme et une femme, quand ils s'aiment, aspirent à devenir un seul être. Ils n'y réussissent jamais totalement parce qu'ils sont des humains et non des dieux, mais ils aimeraient être un et cette soif d'unité est un peu l'image de Dieu dans l'homme : « Dieu créa l'homme à son image, homme et femme Il les créa. ». Il les créa pour que, par leur amour, ils tendent vers l'unité, de même que dans l'Église nous tendons à l'unité. Nous tendons à, nous tendons vers, nous ne réalisons  malheureusement qu'horriblement mal cette unité, mais en Dieu tout cela est parfait.

Donc, parce que Dieu est Amour, Il est trois personnes : le Père, le Fils et le Saint Esprit sont tous les trois Dieu, mais Ils sont tous les trois le même Dieu. Ils ne sont pas trois objets dans l'espace, Ils sont trois Personnes, l'Un dans l'Autre. « Je suis dans le Père et le Père est en moi » dit le Christ. Tout cela fait partie de la Tradition. L'Église a mis des siècles à en préciser le sens, par rapport aux différentes hérésies des premiers siècles. L'Incarnation du Verbe et l'aspect trinitaire de Dieu ont été l'objet des sept conciles œcuméniques. Il a fallu huit siècles pour vraiment clarifier cela.

La Tradition : une contemplation de la Trinité

Si l'on comprenait Dieu, Il ne serait pas Dieu, parce que comprendre veut dire contenir dans son  esprit. On peut contenir l'idée de ce qu'est un animal dans notre esprit, mais l'animal ne peut pas comprendre l'homme parce qu'il est plus petit que lui. De même, l'homme ne peut pas comprendre Dieu. Dieu demeure incompréhensible, mais on peut le contempler. Vous aimez quelqu'un, est-ce que vous arrivez jamais à comprendre réellement la personne que vous aimez ?

À travers l'histoire de l'Église, on a essayé d'approfondir le mystère de Dieu en le précisant et cela donne le Credo, qui fait partie de la Tradition. Le Credo, le symbole de foi, c'est-à-dire le résumé de l'enseignement des apôtres qui a été proclamé par le premier et le deuxième Concile œcuménique, que nous récitons chaque dimanche au cours de la divine liturgie, fait pour nous partie de la Tradition parce que nous y confessons le Père, Créateur du ciel et de la terre, le Fils né de la Vierge Marie, conçu par le Saint Esprit, crucifié, ressuscité, monté aux cieux, assis à la droite du Père et devant revenir à la fin des temps, le Saint Esprit, Seigneur, Source de vie, le baptême, l'Église : voilà la Tradition résumée dans le Credo. Ce Credo n'est pas dans le texte de l'Évangile, mais il n'y a rien en lui qui ne soit pas exprimé dans l'Évangile. Le texte a été rédigé par l'Église (c'est la définition de la Tradition), mais il n'y a rien qui ne soit dans l'Écriture sainte. On remarque à la fois la fidélité et la création.

On peut méditer chaque parole du Credo, on peut l'approfondir, on peut passer une vie à méditer le mystère de la Trinité. La fameuse icône de la Trinité de saint André Roublev - les trois anges rendant visite à Abraham autour d'une table - est une extraordinaire méditation du mystère trinitaire. Elle s'insère dans la Tradition parce qu'elle contemple la Trinité.

Nous disons souvent « Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit » machinalement, alors qu'il est finalement beaucoup plus important de dire cela que de demander à Dieu cent mille choses dont nous avons besoin, comme des enfants capricieux, comme si Dieu le Père ne savait pas de quoi
nous avons besoin. Il faut qu'un chrétien fasse parfois un effort désintéressé : rendre gloire à Dieu pour ce qu'Il est, parce qu'Il est le Dieu Amour, parce qu'Il est Père, Fils et Saint Esprit, parce qu'Il a toujours été Père, parce qu'Il a toujours eu un Fils et un Saint Esprit et parce que – nous arrivons au point essentiel - ce Dieu Amour a voulu communiquer à sa créature, l'homme fait à son image, la possibilité de participer à sa nature.

S'exposer au rayonnement du Soleil divin

Pour tous les Pères, de siècle en siècle, cette possibilité de réellement participer en ce monde à la nature de Dieu fait partie de la déification. Ce n'est pas nous qui faisons quelque chose, mais c'est Dieu qui agit. Comment faisons-nous pour participer à la chaleur et à la lumière du soleil ? Nous nous mettons au soleil et nous nous exposons à sa lumière. Nous pouvons nous enfermer dans notre chambre et fermer les volets. À ce moment-là, nous ne participons pas à la nature du soleil, mais si un jour de beau temps nous nous exposons au soleil, son rayonnement nous atteint.

La vie chrétienne consiste essentiellement à essayer de s'exposer au rayonnement du Soleil divin, c'est-à-dire à l'action du Saint Esprit. Comment le faisons-nous ? Pour recevoir le don du Saint Esprit, il faut d'abord croire à celui qui nous le donne, c'est-à-dire au Christ. L'Esprit Saint qui procède du Père repose dans le Fils et c'est le Fils qui le donne. Si l'on ne croit pas au Christ, comment en recevrait-on le don ? Si je suis à l'hôpital et que je n'ai pas confiance en mon médecin, même s'il sait que la pénicilline va me guérir,

Le Christ est mort pour nous, nous devons être les sarments du cep qu'est le Christ, qui a dit : « Pour que vous soyez en moi et moi en vous, comme moi je suis dans le Père et le Père est en moi. »4 Il ne s'agit pas de faire du christianisme un simple concept en « -isme », il ne s'agit pas de faire du moralisme, il s'agit - comme le dit saint Ignace d'Antioche - d'atteindre le Christ, d'atteindre Dieu. Il s'agit de ce que saint Paul appelle la vie en Christ. Je crois que c'est cela que la Tradition nous transmet de génération en génération, cette soif de Dieu qui a pour conséquence que Dieu se donne à nous dans son Christ et dans son Saint Esprit, nous greffe sur lui et nous fait participer à la vie de Dieu. C'est cela le baptême.

C'est plus qu'une obéissance à des commandements. Il est évident que, lorsque nous sommes greffés sur le Christ, nous n'allons pas tuer ou voler. Si l'amour de Dieu m'est transmis, si j'aime mon frère, on n'a pas besoin de me dire : « Ne tue pas », « Ne vole pas ».

La voie étroite est évidemment plus difficile que la voie large qui mène à la mort mais, en même temps, la miséricorde de Dieu est si grande ! Le Christ nous dit que les publicains et les prostituées nous précéderont dans le Royaume de Dieu, que l'ouvrier de la onzième heure recevra le même
salaire que celui de la première heure. Tout cela c'est l'Évangile et ce n'est pas du moralisme. Tout cela, c'est la Tradition. Le père qui reçoit le fils prodigue dans ses bras et qui ne lui laisse même pas le temps de dire : « Reçois-moi comme l'un de tes serviteurs », qui ne le soumet à aucune
pénitence mais qui tue sur le champ le veau gras pour l'accueillir3 : voilà la Tradition. C'est l'acquisition de l'amour de Dieu, la participation à la vie trinitaire qui n'est évidemment possible que s'il y a d'abord la foi ! si j'ai peur du traitement et que je refuse la piqûre, le meilleur  médecin du monde ne pourra pas me guérir.

Si je ne crois pas au Christ, si je n'ai pas confiance en lui, je ne peux pas recevoir le don de Dieu, Dieu donné par le Christ. Pour recevoir le Saint Esprit qui va nous communiquer la vie de Dieu, il faut donc d'abord que je croie au Christ. La foi est l'acte fondamental qui nous permet d'accueillir le Saint Esprit. Et quand nous l'accueillons, Il ne va pas simplement nous donner des vertus, nous aider à observer la Loi, mais Il va nous transmettre ce qui est en Dieu, Il va nous transmettre l'Amour de Dieu !

Dieu va nous chercher, Dieu nous appelle et il faut répondre à cet appel. Dieu nous aime, mais il faut répondre à cet Amour. Il y a toujours une part active de l'homme : Dieu ne nous sauve jamais automatiquement, magiquement. L'amour doit être accepté et  rendu. On est toujours libre de refuser l'appel, de refuser l'amour. Il faut une réponse et cela peut prendre toute une vie. Il faut s'exposer aux rayons du soleil.

Dans un texte de l'office de Pentecôte, il est dit que Dieu est bon, le Saint Esprit est bon et Il nous donne la bonté. Le Saint Esprit est amour et Il nous donne l'amour. Le Saint Esprit est Dieu et Il nous déifie. Tout ce que Dieu est, le Saint Esprit nous le transmet pour nous faire participer à ce qu'est Dieu. C'est cela, le but de la vie humaine. Nous ne sommes pas des objets destinés à être extérieurs à Dieu. Évidemment nous sommes des créatures et Lui est le Créateur, mais en faisant de nous des fils de Dieu, Il nous fait entrer dans la filiation de son Fils, dans le  circuit de la vie divine.  

Le Christ est mort pour nous, nous devons être les sarments du cep qu'est le Christ, qui a dit : « Pour que vous soyez en moi et moi en vous, comme moi je suis dans le Père et le Père est en moi. ». Il ne s'agit pas de faire du christianisme un simple concept en « -isme », il ne s'agit pas de faire du moralisme, il s'agit - comme le dit saint Ignace d'Antioche - d'atteindre le Christ, d'atteindre Dieu. Il s'agit de ce que saint Paul appelle la vie en Christ. Je crois que c'est cela que la Tradition nous transmet de génération en génération, cette soif de Dieu qui a pour conséquence que Dieu se donne à nous dans son Christ et dans son Saint Esprit, nous greffe sur lui et nous fait participer à la vie de Dieu. C'est cela le baptême.

C'est plus qu'une obéissance à des commandements. Il est évident que, lorsque nous sommes greffés sur le Christ, nous n'allons pas tuer ou voler. Si l'amour de Dieu m'est transmis, si j'aime mon frère, on n'a pas besoin de me dire : « Ne tue pas », « Ne vole pas ».

La voie étroite est évidemment plus difficile que la voie large qui mène à la mort mais, en même temps, la miséricorde de Dieu est si grande ! Le Christ nous dit que les publicains et les prostituées nous précéderont dans le Royaume de Dieu, que l'ouvrier de la onzième heure recevra le même salaire que celui de la première heure. Tout cela c'est l'Évangile et ce n'est pas du moralisme. Tout cela, c'est la Tradition. Le père qui reçoit le fils prodigue dans ses bras et qui ne lui laisse même pas le temps de dire : « Reçois-moi comme l'un de tes serviteurs », qui ne le soumet à aucune pénitence mais qui tue sur le champ le veau gras pour l'accueillir : voilà la Tradition. C'est l'acquisition de l'amour de Dieu, la participation à la vie trinitaire qui n'est évidemment possible que s'il y a d'abord la foi !

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